Annie Ernaux, La Place (1983) Folio, 2012, 114 p. |
Ma tante (et marraine) dit toujours que son auteur préféré est Annie Ernaux. Pourtant, elle se targue de lire peu et lentement: "Mais tu comprends, elle parle de nous dans ses livres". Alors, j'en ai acheté quelques uns en poche.
La Place est le livre sur son père. Un jour, un chroniqueur du Masque et la Plume (non pas celle à laquelle tu penses ADH!), disait que les romanciers rataient généralement le roman du père et réussissaient celui de leur mère. Ce n'est pas le cas d'Annie Ernaux.
La Place, qui n'est pas un roman, ni un document, ni même un récit; un recueil de souvenirs peut-être, m'a bouleversée. Effectivement il raconte la "préhistoire" de certaines familles du Grand Ouest (angevines, bretonnes ou normandes). Toute cette frange de population qui, il y a moins d'un demi-siècle, appartenait encore au monde agricole, ouvrier ou des petits commerçants. Annie Ernaux a mis des mots sur quelque chose que je ne nommais pas, mais qui a existé, et qui permettra sûrement à ma génération de mieux comprendre la précédente.
C'est donc l'histoire d'un homme, tout petit commerçant dans un petite ville de province, dont la fille fera un peu d'étude, suffisamment pour être enseignante. Mais finalement c'est l'histoire d'un complexe social et surtout culturel. Cela m'a bouleversé parce que j'y ai retrouvé la manière de parler de mes tantes et grands-parents, des réflexions qui ont bercé ma jeunesse sans que j'y fasse attention : "Faire paysan signifie qu'on n'est pas évolué, toujours en retard sur ce qui se fait en vêtement, langage, allure" (p.70). Je crois avoir entendu ce type de phrase dans la cuisine de mes grands-parents dont certaines de leurs filles avaient un peu honte de leur métier d'agriculteur.
Ce qui est vraiment étonnant, c'est qu'en voulant d'une certaine manière réhabiliter son père, Annie Ernaux brosse le portrait d'un sacré plouc, qui m'a heurtée plus que je ne saurais le dire : "Il n'avait pas appris à me gronder en distingué" (p.72). Elle écrit que bientôt, après avoir lu Sartres, Beauvoir & co, elle n'avait plus grand chose à dire à son père. Et franchement, entre la fille en voie de snobisation et le père encroûté dans sa rusticité, ce n'est pas celle qui me ressemble le plus qui a attiré ma sympathie. Et moi qui passe mon temps à dire que j'assume totalement le fait d'être snob et même bobo, j'ai pris une sacrée leçon de vie en quelques pages. Quand j'ai refermé le livre, je me suis demandée si, comme elle, j'avais "glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor" (p.96). Et j'ai décidé que non.
Parce que j'ai toujours connu mon grand-père en bleu de travail (sauf le dimanche), à manger avec son opinel à table, à regarder avec circonspection les notables du village. Mes souvenirs là-bas, dans cette partie de la province de je redécouvrais à chaque vacance, font partie des joies de mon enfance. Je découvre qu'on pouvait en avoir honte. Annie Ernaux disait à ses camarades de fac qu'elle venait d'un milieu simple, (mes parents disaient sans doute la même chose), mais je ne pense pas qu'on ait besoin de parler de littérature ou de philosophie à table pour être heureux en famille. On peut élever son esprit de bien d'autres manières (même pour quelqu'un comme moi qui avait peur des vaches et qui fuyait à l'heure de la traite).
Pardon ce billet est long, mais je terminerai sur un peu de militantisme. Ce livre, qui je crois est au programme de certains cursus, montre autre chose: "Peut-être sa plus grande fierté, ou même la justification de son existence: que j'appartienne au monde qu'il avait dédaigné" (p.112). Annie Ernaux parle d'une époque où l'école restait un ascenseur social, où bien apprendre sur les bancs avait son utilité, ou être professeur était un aboutissement, la rencontre d'un autre monde. Je ne suis pas certaine que ce soit toujours le cas...Il est possible que le déterminisme social ait plus de poids que dans les années 50' 60'...
Avec La Place, j'ai compris une foule de choses qui ne m'avaient jamais effleurée auparavant, parce qu'il y a eu une génération entre le père d'Annie Ernaux et ma classe d'âge. Ce livre aidera des trentenaires à comprendre d'où venaient leurs parents; alors ma tante a raison, ce livre parle de nous, en tous les cas de ceux qui viennent de la masse: ni miséreux, ni notables. Mais surtout sans gloire et sans honte.
J'intègre La Place au challenge de Lystig, Vivent nos régions, pour la Normandie.
Et si Asphodèle reprend le challenge A tout prix de ma chère Laure, je le mets aussi pour le Renaudot en 1984.
Billet très intéressant Galéa! jel'ai lu à sa sortie, j'avais également été très touchée, puis j'en ai lu un autre (je ne sais plus le titre), j'avais été un peu agacée, par le style je crois... mais Annie Ernaux reste une grande, d'après ce que je peux en entendre ici ou là!
RépondreSupprimerJe le crois aussi SOphie, même si je ne pense pas qu'on puisse la qualifier de romancière, cela touche plus à des réflexions sociales et familiales. Mais c'est clair que chez moi, elle a touché quelque chose de profond
SupprimerTon billet est tout simplement... magnifique. J'ai lu ce livre il y a longtemps, je n'avais visiblement rien compris... Je vais le relire. Bisous
RépondreSupprimerRhooo, ma Comète....Peut-être aussi qu'on ne peut pas être tous sensibles à son propos...Des bises ma belle
SupprimerJ'ai dû commencer par "les armoires vides" il y a presque quarante ans mazette !! Il faut absolument que tu lises "les années". Après en avoir lu trois ou quatre, j'avais abandonné, je la trouvais vraiment trop sombre, c'est avec les années que j'ai renoué et j'ai adoré. Je l'ai rencontrée à Rouen à ce moment là, c'était passionnant (ville où elle a fait ses études).
RépondreSupprimerJ'ai les Années en poche sur ma table de chevet. C'est vrai qu'elle est très sombre, mais c'est tellement juste. Je vais fureter sur ton blog pour trouver ton billet sur votre rencontre, ça m'intéresse beaucoup...
SupprimerJe n'avais pas fait de billet et tu sais quoi ... elle est annoncée à nouveau dans ma librairie (pas encore de date). Il faut dire qu'ils l'ont soutenue dès le départ, elle s'en souvient. C'est plein à craquer quand elle vient.
SupprimerEn plus tu es en Normandie il me semble!!! J'espère que tu feras un petit billet pour nous raconter sa visite en librairie, je serais vraiment curieuse de savoir comment elle se comporte dans ce type de situation!
SupprimerOui, on se reconnaît tous un peu à travers Annie Ernaux et c'est ça qui fait la force de ses romans.
RépondreSupprimerJe le crois aussi Saxaoul...
SupprimerUn très beau billet que me donne envie de lire enfin Annie Ernaux qui, pour l'instant, m'a toujours rebuttée avec un style un peu trop froid à mon sens.
RépondreSupprimerSon style est indéniablement très froid, très minimaliste, des livres très courts...malgré tout, il y a quelque chose de très poignant dans son propos!!
SupprimerMazette oui, il faut que je lise cet auteur, je sens qu’elle va parler de ce que j'ai connu (ou mes parents!)
RépondreSupprimerOui je te le conseille, il y a un côté saisissant dans cette description d'un monde presque disparu; surtout si c'est le notre.
SupprimerTu en parles trèèès bien ! J'aime beaucoup Annie Ernaux, les messages qu'elle fait passer dans beaucoup de ses livres ont toujours à voir avec ces différences de classe sociale, ses origines, etc ! Mes préférés restent "Les armoires vides" et "L'autre fille". C'est vrai que son style peut être glaçant ou disons qu'elle a un scalpel à la pointe du stylo...
RépondreSupprimerComplètement d'accord, mais je crois aussi qu'elle ne peut pas en parler d'une autre manière. Elle a la dureté propre à ses origines. Des bises chère Asphodèle
Supprimeret bien je vais détonner dans tout ces commentaires. Ton billet est bien fait, superbement bien écrit mais je l'ai lu il n'y a pas si longtemps et je n'ai pas aimé du tout car je trouve qu'il y a un coté facile à raconter la vie de son père ( ou de sa mère) qui ne présente pour les lecteurs aucun intérêt.
RépondreSupprimerOn ne choisit pas son père, et je dirai 150 fois hélas c'est peut-être pour cela que j'estime ce genre de récits n'apporte rien.
mais ce n'est que mon avis... Je mets toujours mon lien au cas où tu souhaites lire...
http://lilousoleil.wordpress.com/2013/03/08/la-place/
avec le sourire
Je vais peut-être te surprendre, mais je comprends complètement ton objection. Il y a un côté facile dans ce récit(disons en tous les cas qu'elle ne construit aucune intrigue) c'est pour cela que je ne dirai pas que c'est une romancière. Mais elle touche à quelque chose de si présent pour certains d'entre nous que c'est un peu bouleversant. Mais je comprends tout à fait ta réticence, même si je ne la partage pas. Je file lire ton billet.
SupprimerMerci de ton passage.
Je n'ai pas encore lu celui-là; mais j'ai aimé "les années", "retour à Yvetot" et "l'autre". J'aime son écriture et sa voix si sereine...
RépondreSupprimerTon billet est absolument parfait pour décrire une auteure qui "parle vrai" ! Mais s'est-elle séparée de son passé pour pouvoir vivre le présent ? Pas facile mais je crois que l'écrit a dû l'aider...
D'après ce que tu en dis, j'ai fait tout de suite un parallèle avec les impressions de l'auteur que je suis entrain de lire, Marie Hélène Lafon dans "les pays"
Belle soirée !
Etrangement, on se rend compte qu'elle vit assez mal cette sorte de trahison (cf: la citation au début du roman). Tu sais que j'ai Lafon dans ma liste...
SupprimerDes bises
Bonjour Madame Galéa,
RépondreSupprimerIl n'y a pas très longtemps, j'ai commencé à lire "La femme gelée" d'Annie Ernaux.
Je ne n'ai pas terminé ce livre, mais je crois bien que je me replongerai un jour dans ces pages.
J'ai eu effectivement pour ma part, le sentiment de vivre un peu de cette autre époque.
L'écriture de l'Auteure est tout à fait particulière, avec une véracité qui vous transporte des décennies en arrière.
A l'occasion de cette lecture, j'ai découvert avoir un point commun avec Annie Ernaux.
Au rien de prétentieux, je vous rassure.
Si vous parvenez à le découvrir, je perdrai d'une certaine façon, un peu de mon anonymat.
Je vous souhaite une bonne journée.
Madame Anonyme
A cause de vous Mme Anonyme, je vais rajouter la Femme gelée à la liste, ne serait-ce que pour tenter de découvrir ce point commun;-). J'adore les énigmes.
SupprimerUne belle semaine à vous Mme Anonyme
Oh je ne crois pas qu'il soit absolument nécessaire de lire celui-ci pour le découvrir. :-)
SupprimerHan han, c'est donc quelque chose de sa bio...son année de naissance? son boulot de prof? Ses origines normandes? son prénom peut-être?
SupprimerPardonnez moi pour mon : "Au" rien.....
RépondreSupprimerVous êtes toute pardonnée, vous le savez bien (vu le nombre de fautes que je laisse à chaque billet et que je ne corrige pas ensuite, par fainéantise)
Supprimer"Il n'avait pas appris à me gronder en distingué"
RépondreSupprimerN'est pas, moins que les origines sociales de son père, son absence de distinction qui la dérangeait?
Il y aurait tant à dire sur ces sujets abordés par ton billet...
As-tu les "les héritiers" de Bourdieu? le déterminisme social tient à mon humble avis globalement la même place aujourd'hui qu'il y a 60 ans. Simplement, le contexte social étant différent, il faut l'appréhender sous un autre angle...
Hannn! Tu cites du lourd ma Zap, Bourdieu, ce n'est pas ce qu'il y a de plus accessible (ça ne m'étonne pas de toi). Ceci dit, j'ai le sentiment que le déterminisme social est de plus en plus prégnant maintenant , rien qu'en assistant aux sorties d'école. A moins que ce soit mon côté "c'était mieux avant".
SupprimerDes bises
Ton billet est intéressant, et laisse songeur... J'ai bien envie de lire le livre. Je le note dans mes listes de livres à acheter !
RépondreSupprimerMerci pour ce beau billet !
Ne te prive pas, c'est un petit poche qui coûte peu, qui se lit vite et qui reste en tête un bon moment. Un excellent investissement en somme.
SupprimerBises ALphonsine.
Je n'ai pas été choquée par la description du père..J'y ai vu la figure de mon père,j'ai trouvé des échos dans ce livre et pourtant mes parents sont plus jeunes qu'Annie Ernaux. J'ai ressenti la honte dont elle parle.
RépondreSupprimerUn livre qui permet d'accepter ses origines et ses parents tels qu’ils sont et de se construire....
Entièrement d'accord avec toi, j'en garde exactement ce que tu écris dans ta dernière phrase Clara.
Supprimerquoi? ???? même en vacances et par blog interposé, madame OdL, fumiste notoire et écervelée auto suffisante (ouais. .....fallait pas me chercher pendant ma sieste! ) vient me casser les pieds! manquerait plus qu'elle ramene son mari! celui qui lit les bouquins de plus de 200 pages. ..........
RépondreSupprimerADH (nonmého! )
Comme je suis contente de rentrer de vacances et de te voir t'énerver; la blogo ne serait pas la même sans toi. Tu sais que je n'écoute jamais le Masque sans avoir une pensée pour tes mugissements;-)
SupprimerJ'aime beaucoup cette auteure. Elle parle d'une grande partie de ma génération de femmes.
RépondreSupprimerOui, je pense qu'il y a quelque chose d'universel dans son propos.
SupprimerLu quand j'étais ado, il m'avait marqué. Lui et "La folle".
RépondreSupprimerJe ne sais pas du tout comment j'aurais réagi si je l'avais lu si jeune. Ceci dit, il doit être au programme de certains lycées puisqu'il y a des profils qui sont édités sur La place.
SupprimerCe n'est pas mon préféré mais j'aime tellement Annie Ernaux que je lis tout ce qu'elle écrit... y compris ses journaux d'écriture (très intéressants par ailleurs). Je te conseille comme essai L'écriture au couteau (Folio) et surtout, en roman, Les années, une pure merveille !
RépondreSupprimerJe crois que les Années font l'unanimité, j'ai hâte de le lire. Dans le quarto (que j'ai offert à ma mère) il y a des extraits de son journal, et cela m'a beaucoup parlé. Je note l'écriture au couteau. Des bises MArgotte
Supprimerj'adore me balader du côté de chez toi parce que j'en repars toujours avec des envies furieuses de découvrir des auteurs que je ne connais pas ou d'en redécouvrir certains j'avais un peu oublié
RépondreSupprimermerci
C'est un plaisir Marielle, merci pour ce beau compliment.
SupprimerTu viens une fois de plus de me convaincre de découvrir cet auteur ! J'ai validé mon panier Amazone hier soir (qui contient entre autre un Jean Paul DUBOIS et Charles DICKENS), mais il fera parti de la prochaine fournée.
RépondreSupprimerTu me flattes Bonnemine...Des bises
SupprimerJ'adore absolument Annie Ernaux, et La Place est le roman, qui au lycée, me l'a faite découvrir. Annie Ernaux écrit toujours sur elle, et ça peut être agaçant, mais de quelle façon ! Je te conseille "les années" , assez récent, qui est un tourbillon magnifique, l'histoire d'une vie entière de femme née après la seconde guerre mondiale. Inoubliable. Ça me donne envie d'en parler sur mon blog, qui n'existait pas quand je l'ai lu !
RépondreSupprimerTu as lu La Place au lycée?...Décidément les années me paraissent incontournables...Merci de ton passage, et je vais guetter un éventuel billet sur ce roman.
SupprimerJ'aime beaucoup Annie Ernaux moi aussi et je me retrouve dans ses propos quand elle parle de ses origines. J'ai l'âge d'être sa fille mais j'ai vécu des choses similaires. Je n'ai pas encore tout lu d'elle et je m'en réjouis... Celui-ci est un de mes préférés.
RépondreSupprimerJe crois que même si on n'est pas exactement de l'âge d'Ernaux, son propos nous touche, parce qu'elle évoque une histoire familiale, une manière de vivre en somme.
SupprimerMerci de ce comm Sylire
Jamais lu Ernaux...très envie de le faire avant de lire Galéa et encore + après avoir lu Galéa (comme toujours !)...Merci ;-)
RépondreSupprimerAlors tu vois, je serai vraiment curieux d'avoir ton avis sur Ernaux, vraiment Sophie...Belle semaine à toi
SupprimerLe voilà mon avis Galéa...j'ai copié et j'ai commencé par La Place et comme toi j'ai aimé, comme toi je ne qualifierai pas ce livre de "roman". J'ai eu le sentiment de lire un témoignage, la photographie d'une époque. La façon dont écris Annie Ernaux m'a même laissé imaginer que si les blogs avaient vécus en 1983, ce texte aurait pu être un billet, un long billet déposé sur un blog qui voudrait laisser la trace d'une époque ;-)...Je peux comprendre que ce texte n'interesse pas qui n'a pas connu ce monsieur, sa femme, et leurs proches, en revanche je trouve que pour toutes les générations qui suivent c'est formidable de pouvoir être autant plongé dans "l'univers d'avant nous"...Pour finir, j'ai été touché par "l'écart" entre ce père et sa fille, et cela je crois que quelque soit l'époque ce sera toujours d'actualité pour certains parents et leurs enfants...
RépondreSupprimerJe souscris à tout ce que tu dis (tu as carrément raison sur l'histoire du long billet)...reprends les chroniques littéraires sur ton blog, tu fais vraiment ça très bien chère SOphie
SupprimerJ'attaque les Années bientôt, vu que tout le monde crie au grand livre!