vendredi 30 juin 2023

Une chambre à elle

 Il y a un an, "Une chambre à moi" s'évaporait.

Un jour de juillet, une copine croisée sur un Discord, m'a prévenu que la blogueuse d'Une chambre à moi était morte. On a pensé à un accident, à une maladie fulgurante...Et puis, au fil des jours et des messages, on a du se faire à l'idée au départ volontaire.

La première fois que j'ai vu passer "une chambre à moi", c'était sur Facebook quelques temps après la naissance de Duracell. J'avais reconnu la vue mer de la maternité. Je ne la suivais pas vraiment, mais son blog me disait quelque chose. Sa chambre à elle, c'était un endroit qui parlait des enfants, de la vie de femme au foyer, un peu de livres, un peu de couture, quelques recettes de cuisine, de jolies aquarelles. Plein de belles choses, mais une ambiance loin de mon monde (je pipe pas une beignet en parentalité, je sais à peine cuisiner, je ne couds que les ourlets et les tabliers des petites, je suis trop mal organisée et trop peu renseignée pour me greffer dans cette ambiance).

Et tout à coup, le Covid 

A partir de mars 2020, dans ma tête, les gens étaient rangés en deux catégories: ceux qui acceptent les mesures et ceux qui les dénoncent. Sur le Discord que j'avais rejoint qui traitait des chiffres, nous étions très peu de filles, et l'une d'elle pensait que j'étais l'auteur d'"Une chambre à moi". La confusion était effectivement possible. Elle et moi vivions dans la même ville, avions quasiment le même âge, plusieurs enfants, et surtout j'étais comme elle toujours en colère. Une chambre à moi avait écrit un bel article sur la maltraitance des protocoles scolaires: les tests, les cas contact, les isolements familiaux. J'aurais pu reprendre chaque terme à mon compte. Soyons honnête, j'étais flattée qu'on m'ait prise pour elle, donc je l'ai suivie sur Instagram. 

Sa chambre à elle : c'était la mienne en mieux

A une lettre près nous avions le même prénom, à un enfant près nous avions la même maternité. Elle adorait le bleu avec la même passion que moi. Elle aurait pu être une lectrice de Modiano tant elle aimait marcher. C'était une yogi prosélyte comme je l'étais devenue. Nos enfants faisaient les mêmes balades le dimanche, nos filles étaient élevées comme n'importe quel garçon...La vie de cette blogueuse, c'était la mienne (avec plus d'argent, plus de temps, plus d'abonnés ;-)). Elle semblait vivre dans une ville de carte postale où elle mettait en scène toutes les nuances de bleu de la Méditerranée (et franchement ça envoyait du bois, l'office du tourisme aurait pu l'embaucher, même moi je me disais que j'avais drôlement de chance de vivre ici). 

Une chambre à moi dénonçait en story, avec des mots que j'aurais aimé trouver, l'éducation bienveillante, raillait la mode des HPI et militait contre les diktats infligés à la femme de 40 ans. C'était une sorte de bourgeoise à la fois tradi et rebelle, intello et glamour. Bref, dans une autre vie, peut-être aurais-je eu les mêmes combats qu'elle. 

À un moment, je me suis désabonnée. Sans doute parce que cette vie un peu idéalisée ne me faisait pas forcément du bien. 

Et un jour, elle a fermé la porte

En février, elle fermait son blog, en juin elle postait peu, début juillet son décès était annoncé sur son Insta. A partir de ce moment beaucoup de groupes se sont formés. J'en ai rejoint un. Nous avions toutes besoin de comprendre ce qu'il s'était passé. De comprendre l'incompréhensible, de connaitre le comment et le pourquoi. Quatre enfants quand même. On se sentait voyeuses. Chacune y allait de son hypothèse, de ce qu'elle avait cru comprendre, déceler. Certaines screenaient son Instagram encore disponible pour tout garder d'elle avant qu'il ne soit supprimé. Et un grand sentiment de malaise. Elle avait autour de 3000 abonnées et c'est comme si chacun de ses followers avait des droits.

Il y avait la possibilité de laisser des messages pour la famille, et je me demandais à ce moment-là à quoi serviraient-ils et qui les liraient. Quel mari, quel enfant, quelle soeur aurait envie de recueillir les témoignages et souvenirs de copinautes en mode "elle a mis du bleu dans ma vie, et du beau dans le quotidien"? Et pourtant la tristesse des femmes qui la suivaient était sincère, il y avait plus de chagrin que de curiosité dans leur démarche.

On a vidé une chambre qui ne nous appartenait pas

C'est là que l'enquête a commencé, et pour plusieurs mois : on a trouvé l'avis de décès avec son état civil et celui de ses enfants. Sur une photo, j'ai reconnu les ferronneries de son appartement. Stupéfaite, j'ai découvert que nous habitions à 15 mètres l'une de l'autre. Elle vivait dans l'immeuble de mon dentiste, l'immeuble où un pianiste joue toujours la fenêtre ouverte. J'ai appris où ses enfants étaient scolarisés; ma voisine est parent d'élèves dans cet établissement. Je me suis dit qu'à un moment je saurai, que la vie de quartier ferait son œuvre et que j'apprendrai ce qui s'est passé. Je n'ai rien trouvé.

Sur la Toile les pistes fusaient. Une coiffeuse aurait parlé de ses problèmes d'argent, une instagrammeuse s'était glissée aux funérailles, on a su quel était le traiteur qui avait été choisi pour le buffet des obsèques. On a préjugé sur la fin du procès du 13 novembre (elle avait survécu à la fusillade). Peut-être des problèmes de couple ? Une maladie dégénérative ... Chacune derrière son portable a envisagé une explication. 

On n'abandonne pas une vie comme celle qu'elle nous montrait donc il y avait forcément autre chose.

Dans la vraie vie, dans ce quartier que j'habite depuis 18 ans, parmi les commerçants qui ont vu grandir le gang des girls, rien! Je n'ai rien appris.Et puis je me suis aperçue que je ne l'avais jamais croisée au jardin, ni chez le boulanger, ni dans aucun café, pourtant je passe ma vie dehors. Je n'ai jamais vu de filles en skate dans ma rue non plus. Ou je n'ai jamais fait attention, il n'y avait peut être pas la bonne lumière. J'en ai déduit que nous venions tellement de deux mondes éloignés que nous n'avions sans doute personne en commun. 

Et puis, je me suis demandée si tout cela s'était vraiment produit.

Sa chambre à elle, c'était notre faille à nous

C'était quelqu'un dont je savais beaucoup trop de choses. Sa maternité, qu'elle racontait dans les bons et mauvais jours (un brillant billet sur les coquillettes séchées avait montré tout son talent). Les études qu'elle avait faites. L'année où elle avait quitté Paris. Les attentats du 13 novembre auxquels elle avait survécu. On savait ce qu'elle lisait, ce qu'elle mangeait, ce qu'elle portait, à quelle heure elle partait se baigner. On connaissait le caractère de ses enfants (team terrible third), les loisirs et la profession de son mari. On avait même entraperçu ses plafonds peints, son parquet. On voyait la piscine de chez ses parents. On connaissait sa garde robe, ses chaussure, la marque et la taille de ses maillots de bain. On avait même une idée de son visage. 

On peut avoir plus de 40 ans et se faire avoir par le mirage insta. On croyait tout savoir mais on ne voyait rien. Quand on relit les quelques articles d'elle encore en ligne sur d'autres plateformes, on préjuge, on recoupe. On avait même oublié qu'on n'était pas légitimes à chercher ni à comprendre. 

On n'a pas vu la faille. Le point de rupture. Ou peut-être que si justement, c'est sans doute pour ça qu'on n'arrive pas à passer à autre chose. Il y a aussi tout ce qu'on ignorait, tout ce qu'on ne peut pas savoir, tout ce qu'Instagram ne livre pas. Le plein et le creux. Il y a tout ce qu'on ignore, et surtout tout ce qu'on ne sait pas qu'on ignore. 

Et finalement, ce voyeurisme qui m'a tant mis mal à l'aise, je suppose qu'il est dû au miroir plus ou moins déformant qu'elle nous tendait. Sa mort nous renvoie à la question de la féminité et de la maternité, on ne prend jamais Virginia Woolf par hasard en référence. 

C'est effrayant de se dire qu'elle n'avait pas réussi à trouver son endroit à elle, malgré son aisance, malgré ses talents, malgré sa vie qui paraissait douce. Plus la personne nous ressemble plus on s'identifie. Et au final c'est de nous dont il est question. 

Tel un Didier Blonde ou un Patrick Modiano, je poursuit un fantôme sous mes fenêtres. Une sorte de rencontre impossible, de discussion qui n'aura pas lieu. C'est comme si je longeais un précipice auquel j'ai échappé.

Dans la disparition d'Une chambre à moi, c'est notre propre fragilité qui nous effraie. C'est aussi l'abysse qu'on mesure entre la vraie vie et celle des Réseaux. Aujourd'hui ça fait un an que j'essaie de comprendre le geste d'une blogueuse dont je croyais tout savoir et qui ignorait mon existence à l'angle de sa rue. Un an que j'ai quand même l'impression d'être bien dérangée. 

Depuis plusieurs jours, je m'interroge sur le désespoir qui a du être le sien jusqu'au 30 juin. Dans la vie il faut accepter de ne pas savoir, et de rester sur le seuil. Donc je crois qu'il est temps de pour moi de me retirer de tout cela. Je n'ai aucune légitimité à m'interroger sur ce drame. Les comptes qu'on suit sur Insta ne nous appartiennent pas. 

Je vais donc laisser sa chambre à elle pour ce qu'elle était : un jardin secret virtuel qui n'avait
pas vocation à lui survivre.

lundi 26 juin 2023

Ultramarins - Mariette Navarro

Ultramarins : un improbable conte maritime

 Je fais partie des lecteurs à qui on offre à peu près tous les romans récents qui ont le mot "mer" ou "marin" dans le titre. C'est comme ça. Dans ma famille, j'ai le rôle de la spécialiste maritime, alors même que j'ai le mal de mer (même en navispace), que je déteste bronzer sur une plage (à cause de ma peau de rousse) et que je suis une piètre nageuse. Et pourtant, la mer c'est mon domaine.

Bref pour Noël, j'ai reçu Ultramarins de Mariette Navarro ; et j'ai eu beaucoup de chance.

C'est l'histoire d'un gros cargo commandé par une femme

Et là déjà, forcément, ça claque. Une femme qui dirige des hommes et une énorme machine, ça a quelque chose de punk. Pour la lectrice lambda qui n'a jamais intimidé qui ce soit (et qui se fait à peine obéir par ses propres enfants), cette commandante force le respect. On comprend au fil des pages qu'elle lutte depuis toujours pour avoir l'autorité, la distance et le charisme nécessaires pour être obéie et respectée. C'est une inspection de l'intime à laquelle se livre Navarro, quand elle détaille tout ce qui se passe dans la tête et les tripes de la commandante. 

couverture Ultramarins Navarro
Ultramarins de Mariette Navarro
Quidam éditeur, 2022, 146p.

Au-delà de la femme puissante, on sent surgir la fille, la petite fille même, de celles qui marchent dans les pas du père, même quand ce dernier ne trace plus la route. Elle s'est construite dans la rigidité, par les règles de navigation et les rythmes d'embarquement. Le contrôle partout, tout le temps. Et l'imperméabilité aussi. 

Et puis, à un moment, la commandante accepte que l'équipage aille se baigner. Comme ça au milieu de nulle part. Elle ouvre une faille, elle prend un risque. Elle le sait mais le fait quand même, parce que finalement, quelque chose dans l'air le permet.

C'est un conte sur le temps suspendu

Il faut savoir écrire l'interstice dans le réel. Et Navarro le fait avec subtilité et poésie. Je n'ai jamais lu de plus belle description d'hommes entrant dans la mer. Il y a du Kerangal quand Navarro raconte l'immersion des corps dans l'eau sans fond, quelque part, au milieu de l'océan. On est à la fois effrayés et fascinés.

"On voit de quoi chacun est fait à sa façon d'entrer dans l'eau..." (p.26)

Et quand tous les hommes remontent à bord après la baignade improvisée, volée au temps, au protocole et à la feuille de route, il faut rassembler les effectifs, vérifier que tout le monde est remonté. Et c'est là que le conte surgit sous le compte. Il y a tout qui s'embrouille et quelque part le surgissement d'une autre réalité possible.

Dans ce temps qui s'arrête, il y a aussi le navire, qui devient presque un personnage à part entière, un protagoniste de métal et d'électronique. Faire de la poésie avec un cargo, c'est le sommet du talent littéraire, l'apogée du conte moderne. Il devient l'animal du récit, et c'est brillant.

C'est un livre sur les marins

Finalement, Ultramarins est un roman sur les gens qui n'appartiennent pas à la terre, à la vraie vie. 

"Il y a les vivants, les morts et les marins." (p.9)

Quand la commandante regarde ses hommes se baigner, et qu'elle détaille ce qu'elle connaît de chacun d'eux, elle mesure surtout tout ce qu'elle ignore. Les petits et grands secrets que les marins embarquent avec eux. Il y a dans le regard de la commandante l'analyse aigue du genre humain, l'hypervigilence pour scruter la personnalité de chacun. 

Finalement, ce n'est pas seulement un livre sur les marins, c'est un très beau florilège sur les gens qui ne se sentent ni d'ici ni d'ailleurs, sur les petits cassés, ceux qui ont besoin d'être loin du fracas du monde, 

Ultramarins est un livre sur l'envers des choses, sur le rebours du cours de la vie: une femme qui commande des hommes, le temps qui s'arrête et l'histoire qui se déroule différemment. Au début du livre, on se demande vers où cela va partir, parce qu'il y a tous les ingrédients pour que ce soit glauque, on sent que ça pourrait verser dans un sens ou dans l'autre cette histoire de femme qui commande une vingtaine d'hommes et une énorme machine au milieu de nulle part. Et c'est aussi parfait qu'inattendu.

Sans doute la plus belle découverte de l'année littéraire pour moi: le propos est beau, la narration est simple et inventive, chaque détail est soigné et le style est éblouissant, précis, ciselé. C'est ma pépite de 2023 (et je crois que je ne suis pas la seule).

La Quadrature des Gueux : l'enfant prodige

J'inaugure une nouvelle rubrique sur ce blog : La Quadrature des Gueux.  Comme celle du cercle, la quadrature des gueux c'est l'...