
- "C'est qui les invités ce soir?
- "Aucune idée, la semaine est passée vite, je n'ai pas creusé le sujet"
Voilà (comme dirait l'autre).
Il y a eu l'eau qui ne s'évacuait plus dans nos sols trop minéralisés, il y a eu mes varices qui n'en faisaient qu'à leur tête (et une contention force 4), il y a cette maîtresse qui chaque jour repousse l'élection tant attendue des délégués de classe de CM2, et puis il y a eu le tome 18 des Légendaires qui a traumatisé Numérobis.
Du coup, on s'est retrouvé jeudi soir, sans aucune préparation préalable à LGL, l'Homme encore euphorique de son travail accompli sur les canalisations grâce à un furet de 7 m, nous voici tous les deux en mode touristes-incultes devant la télévision, à 20h45, sirotant péniblement un coca (à défaut de vin et de bière).

On a réussi à manquer la présentation des invités, le nom des livres et le générique d'annonce. On arrive directement sur
Carole Martinez et La Terre qui penche chez Gallimard. Carole Martinez, c'est une voix de fumeuse, un chignon relâché et une frange approximative. Pas de tenue à paillettes, pas d'esbroufe vestimentaire, bref elle a tout, absolument tout, pour me plaire. Au sujet de Martinez, je pense au billet d
'Asphodèle (et pour situer Aspho à l'Homme je lui dis goulag, Fitz, anniversaire en août, vapoteuse et Vendée).
-"Martinez est plutôt populaire sur la blogo tu sais"
-"Et toi, tu l'as lu ?"
- "Non".
C'est l'histoire de la mort d'un enfant de 12 ans. l'Homme s'inquiète "
ça va aller?", "
oui oui".
On plonge dans le XIVe siècle, la toute fin du Moyen-Age avec la guerre de 100 ans et la Grande Peste. Je sens l'Homme qui réagit, qui mastique moins vite, il adore le Moyen-Age et les médiévistes.
Martinez, elle, nous parle des grands fléau divins médiévaux, ceux dont on apprend qu'il marque le monde qui change. J'aime aussi cette période troublée et troublante d'autant que de l'histoire, ou plutôt des histoires , Busnel nous dit que "c'est au lecteur de trouver le lien". Comme dirait Attila, c'est chouette les auteurs qui parient sur l'intelligence de leur lecteur. Carole nous parle alors d'une certaine Blanche, orpheline de mère, qui veut, au XIVe siècle, lire et écrire, signer de son nom, se rebeller face à ce qu'on impose à son sexe. L'Homme me dit "il a l'air pas mal" (Oui, à force de ne faire que des filles l'Homme devient de plus en plus sensible à la cause des femmes). Le moyen de se rebeller, c'est l'accès au Verbe. Merveilleux sujet d'actualité, et pas si moyenâgeux que cela.
Khaddour intervient, Mabanckou acquiesce. On nous parle de se libérer par l'écriture. Et si la poésie au Moyen-Age avait été un moyen de domination? Un point de vue complètement à contrecourant de ce qu'on apprend habituellement, l'amour galant comme un moyen de pression, la femme cantonnée dans son rôle d'attente. Rajoutons à cela quelques secrets de famille et une figure que j'adore en littérature : le père. Le père dont la fille et héroïne "recoud" l'image.
La Martinez touch selon Busnel, semble être une petite dose de surnaturel (l'Homme fait des bons sur le canapé), "le merveilleux est essentiel dans ma vie depuis que je suis toute petite" nous confie la romancière, et mon Homme de lui répondre via la TV "mais moi aussi, c'est tout pareil" (oui l'Homme parle à la télévision et je ne rapporterai pas ici sa sa longue justification explicative au sujet de son arrière-grand-mère magicienne, car il m'en voudrait de dévoiler cette part de lui-même). Bref, si j'ai bien tout compris, La Terre qui penche, c'est une jeune femme au XIVe siècle, la volonté d'apprendre, l'ombre du père mais aussi une dame verte, une rivière, une terre qui penche...
L'Homme veut lire le dernier Martinez, je répète : l'Homme veut lire le dernier Martinez. Première fois de notre vie de couple qu'il fait la démarche de vouloir lire une romancière française. Cette soirée est totalement inattendue.

On passe alors à
Alain Mabanckou et son Petit Piment au Seuil. Mabanckou c'est une expression orale débordante et des lunettes formidables. Une histoire qui commence dans un orphelinat, une sorte de prison d'enfants (ce qui vaut à Mabanckou d'être affublé de Dickens congolais - il y a pire comme référence).
Et Mabanckou, d'une chose à l'autre, arrive à un sujet que j'ai fréquenté de près à un moment: du tabou de la traite des noirs par les noirs. "Nous sommes tous comptables de la traite" nous dit-il, et il y a quelque chose la-dedans de vraiment grand, pour les historiens de la colonisation. Il nous parle de Petit piment comme d'un garçon puis un homme, ni du Nord ni du Sud, qui se réveille à sa propre conscience et qui grandit sur les terres congolaises.
Mabanckou c'est un feu d'artifice d'expressions métissées (comme la "grosmotslogie"), du détournement des référence littéraire (les 3 moustiquaires), une mise en lumière de la langue congolaise, qui défend une autre sonorité, un autre rapport au verbe, aux mots et à leur fonction dans la vie et la société.
La conversation est bonhomme et joyeuse, mais la gravité n'est jamais loin, "c'est un livre pour célébrer la rue africaine", le combat de la femme africaine, les prostituées qui nourrissent les orphelins congolais. Le bordel dans lequel se retrouve Petit Piment, dans la bouche de Mabanckou, est bienveillant et chaleureux. Petit Piment c'est un livre de pure fiction, selon François, et ça fait du bien.
Par conséquent, quand Hédi Kaddour prend la parole, on croit revenir à quelque chose de beaucoup plus classique. Avec son allure de professeur de fac (il a enseigné à l'ENS de Lyon), son absence totale de fantaisie vestimentaire, on se dit qu'on est en terrain connu avec les Prépondérants chez Gallimard. Mais on se trompe, déjà parce que l'action se déroule dans les années 20 (youhouuuuu Aspho tu as vu ça?) et dans une zone géographique non déterminée. Petit moment de flottement sur le canapé quand l'Homme me dit "tu vois "prépondérant "là comme ça, je vois à peu près, mais dans un titre, les Prépondérants, tu penses qu'il veut dire quoi exactement?". Alors que je tente péniblement de trouver une réponse intelligente, Kaddour vient nous explique que les Prépondérants sont des colons réactionnaires.
Kaddour nous raconte finalement l'histoire d'une équipe de cinéma (américaine of course) qui va débarquer dans la petite société coloniale et remettre en cause un système. Dit comme ça, je suis déjà conquise, et encore plus quand l'auteur nous parle des femmes qui articulent le roman. Il cite particulièrement Rania, une veuve de guerre dont il nous raconte qu'elle s'est imposée à l'écriture, (on adore quand un auteur ne choisit pas tout dans son roman). Et quand Kaddour enchaîne sur Gabrielle Conti, géniale journaliste de l'entre-deux guerres, femme libérée et assumée, il se passe quelque chose...Parce qu'entendre un romancier masculin de presque 70 ans, qui a enseigné dans des établissements prestigieux, nous mettre des femmes d'avant-garde sur un piédestal, c'est se dire que malgré tout, quelque chose a bougé à un moment. A quelques jours du 11 octobre, punaise que ça fait du bien.
Sans compter que Kaddour, il paraît connaître parfaitement son sujet, la période et ses complexités. Il semble dénouer les subtilités de l'histoire (qu'on n'apprend pas spécialement dans le secondaire). Et quand il dit "je cherchais quelque chose de pas ordinaire mais qui reste vrai"...c'est exactement ce que je cherche en littérature: cette probabilité extraordinaire qui rend le lecteur heureux. Busnel conclut en demandant si Les Prépondérants constitue une chronique sur le désenchantement, mais peut-on raisonnablement ne pas lier le désenchantement aux années 20?...(et aux notres sans doute)
En transition, je me réjouis de la discussion entre les auteurs au sujet de leurs personnages: ceux qui s'imposent, ceux qui sont nécessaires, ceux qui mènent l'histoire, ceux qui sont les encadrent, et j'aime particulièrement le propos de Mabanckou sur l'utilité indispensable du personnage secondaire, sans qui le héros ne peut exister...des discussion comme celle-là, on en voudrait tous les jours.

Enfin on termine avec
James McBride, oreillette, chapeau mou, gros noeud papillon, anneau dans l'oreille et bouc soigné. Des yeux de petits garçons et une élégance irrévérencieuse... "
un livre génial et magnifiquement écrit" nous vend Busnel (pour changer) au sujet de
l'Oiseau du Bon Dieu chez Gallmeister. On notera l'effort de McBride de parler français (pas si fréquent et totalement respectueux), et même si on apprécie que Busnel lui conseille de repasser à l'anglais pour être compréhensible, on se dit qu'on est vraiment gâtés ce soir. Et oui, encore un orphelin et une histoire de ségrégation raciale. Un orphelin qui est en plus menteur, voleur, buveur, volage bref, un anti-héros du livre: et tout de suite forcément, surtout quand on se considère comme chef de loose, on se dit "
pourquoi pas". McBride revendique un livre de caricatures des communautés noires-américaines qu'il critique autant qu'il les aime. La citation du livre par Busnel, nous laisse ahuris: "
la libération des noirs américains est-elle une invention de l'homme blanc?". C'est à la limite du croyable, tant c'est une autre voix, un autre point de vue...Mais que recèle ce livre si un extrait peut-être à ce point détonnant?
Un roman sur un enfant qui essaie de comprendre qui il est, et un auteur qui nous dit que "tout le monde doit faire des compromis ". C'est toujours étonnant et émouvant d'écouter les afro-américains parler de choses graves et profondes avec cette joie et cet humour qu'on pourrait prendre pour du détachement, alors qu'au fond c'est une posture pour supporter "que nous sommes tous victimes du passé".
Et puis, il y a ce moment de grâce avec les autres auteurs du plateau, fairplay et honnêtes, qui avouent avoir vraiment aimé ce livre décalé, cocasse et profond. Et pour une fois, François ne botte pas en touche, il a une nette préférence pour le McBride et ne le cache pas vraiment, sans que les autres ne semblent lui en tenir rigueur.
Fin en musique assez émouvante, qui met la joie en coeur avec McBride, son saxophone et son groupe. Bref, un air de gaieté, de franchise et de bienveillance ce soir...une bien belle émission...Heureux étaient ceux qui ont pu y assister en direct. C'était top. Rien à dire. Il n'y en aura pas cinquante d'aussi belles dans l'année, celle-là il ne faudra donc pas l'oublier trop vite.
Joyeuse semaine à tous.