jeudi 27 juillet 2023

Au Bonheur des Ogres-Daniel Pennac

J'ai tenté pour vous : découvrir Benjamin Malaussène, 38 ans après tout le monde

La saga des Malaussène, forcément ça m'évoque quelque chose, puisque le premier tome est sorti quand j'étais enfant, alors même que je ne savais pas encore lire. Mais je ne sais pas, je n'étais pas plus attirée que cela. Rien que le titre du premier volume me faisait un peu peur. Au Bonheur des Ogres m'évoque quelque chose à mi-chemin entre Zola et de Bettelheim. En gros, on se doute que ce ne sera pas une ode joyeuse à la grandeur de l'Homme. En plus, l'illustration de Tardi me faisait penser à une bande de vieux dégueulasses pas sympas; bref ça fait 25 ans que je me dis qu'il n'est pas pour moi.

Au Bonheur des Ogres-Pennac
Daniel Pennac, Au Bonheur des Ogres 

Et tout à coup, le bon moment

À un moment, on tombe dessus (où bien est-ce une émission de radio qui a parlé du dernier tome?). A mon âge théoriquement, les ogres ne font plus peur. Toutefois, tout ce que j'imaginais de ce livre quand j'étais jeune se révèle juste. Il se déroule bien dans un grand magasin, il y a des mangeurs d'enfants qui ressemblent à s'y méprendre à la première de couverture. Mais il y a aussi tout le reste.

"L'histoire commence un soir de Réveillon de Noël, dans un grand magasin, quelque part dans les années 80

"La voix féminine tombe du haut-parleur, légère et prometteuse comme un voile de mariée" (incipit)

Le héros est un pauvre type, employé d'un grand magasin à un poste obscure. Il est le salarié responsable de tout les ratés de la société de consommation. Il est celui qui doit suffisamment faire pitié au client pour que ce dernier ne porte pas plainte contre le magasin. C'est drôle et gênant à chaque fois. Et puis, tout à coup une bombe explose, et tout le roman suivra l'enquête pour découvrir le pourquoi du comment. D'autant que notre héros est le principal suspect.

Daniel Pennac : un auteur rock

Je ne sais pas très bien comment j'avais cerné Pennac depuis que je lis mes livres toute seule, mais manifestement, il n'est pas le vieux monsieur sage et un peu ampoulé que j'imaginais. Malaussène est un héros de roman comme je les aime : un peu loser, un peu à la marge et assez drôle. Évidemment, le côté famille dysfonctionnelle tout de suite ça me le rend sympathique. Et puis c'est très années 80' comme état d'esprit, avec des allusions vaguement malaisantes qui ne passeraient peut-être pas aussi bien maintenant (l'attirance du narrateur pour sa petite sœur par exemple).

Au Bonheur des Ogres : l'Homme et la laideur

La plus grande partie des personnages sont complètement pourris, cupides, égotiques ou mesquins. Les clients se marchent dessus, les employés du magasins sont un peu répugnants. Ici, une mère qui abandonne ses enfants à chaque fois qu'elle les met au monde. Là, un agent de sécurité qui suinte la malveillance. Un jeune directeur général policé et implacable. Et puis ces vieux messieurs dégueulasses de la couverture. C'est un roman assez inesthétique, on ne va pas se mentir. Le niveau de langue est familier. Beaucoup de dialogues, beaucoup de jurons. Et même un vieux chien qui sent mauvais!

 Malaussène et les belles choses

Rien n'est à l'endroit dans cette histoire, tout est à l'envers. Mais quel rythme! Quel souffle! Ça se dévore. Le surgissement du sympathique est assez ébouriffant: une lycéenne qui photographie tout, un vendeur de bricolage qui protège des petits vieillards, un médecin dépressif qui ne veut pas d'enfant, une journaliste voleuse et nymphomane, un commissaire clairvoyant, des demi-orphelins complètement largués. On flirte avec le gênant et le glauque, mais c'est joyeux, c'est addictif et tellement attachant. 

Et quelque part, l'idée du bouc-émissaire universel a quelque-chose de génial pour décrire notre société.

Lire le premier tome des Malaussène 38 ans après sa sortie et l'année de publication du dernier volume, c'est un peu comme si j'avais attendu que Pennac ait terminé sa saga pour pouvoir m'y plonger. J'ai hâte de voir vieillir Benjamin Malaussène.

J'ai La Fée Carabine sur ma table de chevet, évidemment.

Daniel Pennac, Au Bonheur des ogres, 1985, Folio, 2022, 287 p.

vendredi 14 juillet 2023

Lire Proust : seul remède aux Réseaux Sociaux ?

La Recherche est-elle le meilleur antidote aux Réseaux Sociaux en 2023 ?

Proust: remède aux RSActuellement, entre les Réseaux et moi, c'est de l'ordre du "je t'aime, moi non plus". Ils sont toxiques, et pourtant je n'arrive pas à m'en débarrasser. Twitter m'informe en temps réel mais me consterne avec ses torrents d'injures et ses analyses de comptoir. Insta me réjouit visuellement mais me désole dans ce qu'il véhicule en termes de vie rêvée et de félicité inatteignable. Facebook me rassure car j'y ai mes copines, mais peut-être sommes-nous arrivés au bout du principe de partager son quotidien pas exaltant (souvent entrecoupé de publicités qui n'ont rien à voir). Et puis partout, il y a ces gens qui ont des choses à nous vendre. 

Face à ma passivité, il me semble qu'il ne me reste plus que Proust. La Recherche apporte tout ce dont les RS nous privent (avec notre consentement). Sans compter qu'on a tous besoin d'être un peu snob pour supporter le fracas du monde. Bref, je me demande si Proust n'est pas le garant de notre santé mentale?

"Longtemps, je me suis couché de bonne heure." (incipit)

La résistance du papier

La plupart des auteurs peuvent être lus sur ordinateur, tablette ou liseuse ; sauf Proust. Ses interminables phrases ne se prêtent pas à l'ergonomie d'un téléphone. Les incises sont si nombreuses qu'un petit support ne permet pas de bien absorber ce qui se passe entre la majuscule et le point.

La Recherche c'est un contenu et un contenant. Avoir les sept volumes dans sa bibliothèque, c'est militer pour la survie du papier et du livre-objet. Peut-être ne peut-on pas tout dématérialiser dans la vie. Lire un vrai livre, c'est aussi garder un pied dans le monde réel, là où les choses existent vraiment. Dans ce cas, Proust existerait davantage que le lambda qui raconte toute sa vie à longueur de posts, qu'on ne connait pas mais qui surgit chaque jour dans notre fil et qu'on lit presque contre notre gré.

L'éloge de la lenteur

Qui n'a jamais perdu une après-midi entière à scroller sur son téléphone ? 

Pas moi.

Dans le monde digital, les raccourcis durent plus longtemps que les analyses. Lire ou relire Proust, c'est accepter de se fondre dans un processus lent, de faire un pas de côté dans l'urgence de l'époque. Alors que l'information fuse et se répand, la lecture de Proust prend du temps. Se plonger dans la Recherche c'est faire une pacte implicite avec soi même : on prendra les heures qu'il faut pour la saisir. Proust ne permet pas la lecture en diagonale et nécessite une vraie concentration pour ne pas se perdre. Accepter de lire lentement, c'est accepter l'effort. Aller au delà du sujet-verbe-complément comme seul moyen de décrire les choses. Les uniques commentaires de la Recherche sont ceux de Luc Fraisse, qui est légitime lui! Rien à voir avec Jean-Michel du 83 qui fait son analyse des émeutes en banlieue. 

L'élégance du beau

Dans l'imaginaire collectif, Proust est un écrivain du beau. Vu qu'il n'est pas né dans le caniveau, il raconte un environnement qui se prête à la description. Luxe, calme et volupté en somme (il aurait fait un malheur sur Insta). Hôtels particuliers parisiens, bords de mer normands, brouillards vénitiens, réceptions aristocratiques, ambiance jardin du Luxembourg. Proust sait décrire la densité d'une étoffe, la courbe d'un visage endormi, l'émotion d'une corde frottée...

Aucun post Insta ne pourra concurrencer l'arrivée de Marcel à Balbec avec "toute une frise de personnages de guignol sortis de cette boîte de Pandore qu'était le Grand-Hôtel, indéniables, inamovibles et comme tout ce qui est réalisé, stérilisants" (t-2, folio, p.234). Aucun avis de décès via Facebook ne pourra égaler le passage sur la mort de la grand-mère qui est raconté avec un flamboyant supplément d'âme. Du récit de l'inévitable agonie au travail de deuil à retardement.

Mais La Recherche n'est pas qu'un long voyage esthétique chez les grands bourgeois et aristocrates d'avant-guerre, c'est aussi un monument littéraire qui rappelle la complexité de l'homme.

La nécessité du complexe

Se lancer dans La Recherche du temps perdu, c'est accepter que le monde soit en nuances de gris. Parfois, il est dangereux de trop simplifier, au risque de se perdre.

Par exemple, le narrateur nous faisait presque pitié dans les premiers tomes (si quand même!). Son attachement à sa mère et son côté souffreteux avaient quelque chose de pathétique (à mi-chemin entre Tanguy et Charles II d'Espagne) : "Pour la première fois, je sentais qu'il était possible que ma mère vécût sans moi, autrement que pour moi, d'une autre vie." (tome 2, folio, p. 217). Mais cela ne l'empêche pas du tout de devenir un authentique connard dans la Prisonnière !

Et que dire du baron de Charlus, qu'on déteste jusqu'à sa disgrâce et auquel on finit presque par s'attacher. Et le docteur Cottard dont on déplore la bêtise et qu'on découvre discrètement généreux? Proust rappelle que rien n'est figé dans la vie, que les héros ne le sont pas toujours, et que les bonnes âmes ont leur faille de honte. Sur les Réseaux Sociaux le monde est manichéen et les camps sont étanches; dans la Recherche on vogue dans les méandres de la complexité des individus.

Mais pas que.

L'esthétique de la subversion

Proust reste un punk des années 1910. Il défonce les codes de la bonne société. Il ouvre Sodome et Gomorrhe par une scène totalement sans ambiguïté entre Jupien et le baron de Charlus et ne cache pas sa jalousie quant aux attirances d'Albertine. Proust ne juge pas, il observe. En cela, il est plus moderne que nos grands-parents (et que certains réac de Twitter). 

La Recherche est exigeante mais totalement dénuée d'édulcorant. Si on lit Proust attentivement, on a sa dose de trash. La description de la face sombre de l'Humanité, la sienne et celles des autres, est brillante, précise et sans vernis. La cruauté des Verdurin, la cupidité de Morel, la soumission d'Albertine, la vacuité des Guermantes, l'antisémitisme envers Bloch ou Swann, ...de toutes ces petites et grandes laideurs, il ne retranche rien. Même quand le narrateur abuse d'Albertine endormie : 

 "Seul son souffle était modifié par chacun de mes attouchements, comme si elle eut été un instrument dont j'eusse joué et à qui je faisais exécuter des modulations en tirant de l'une, puis de l'autre de ses cordes, des notes différentes." (t.5, LDP, p.174). Plus enfoiré que ça, tu meurs ! (et ce n'est pas un passage isolé).

Le confort de la distance

Proust est un remède car il permet de se désoler du genre humain à distance (autre époque, autre milieu). 

Mieux que les influenceurs sur Insta, Proust nous offre les Guermantes ! Ces mondains égoïstes qui dégagent tout ce qui pourrait les empêcher de se faire voir. Ce sont eux qui laissent Swann agoniser dans leur vestibule tandis qu'ils partent danser.

Sur Twitter, on a nos juristes parisiennes qui se moquent des provinciales habillées en Desigual (on est toujours le plouc de quelqu'un, mesdames !). Pour montrer qu'elles sont du bon côté du goût, elles prennent en photo leurs chaussures à semelle rouge, leurs coupes de champagne et les adresses branchées de la capitale. Pourquoi s'infliger leurs comptes alors qu'on peut tranquillement détester Mme Verdurin : sa cour de fans, son mépris de classe, sa cruauté facile, sa mesquinerie permanente, ses postures ridicules, sa recherche de notoriété chez les plus grands qu'elle.

Je pense à tous ces nostalgiques du temps d'avant qui viennent nous expliquer la perte des valeurs, la déliquescence du monde et le naufrage collectif. J'ai envie de leur répondre que seule l'époque a changé. L'être humain est resté le même (avec ou sans Meta).

"Le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant" (t.1, folio, p.574)

Proust nous console des Réseaux Sociaux

Le début du XXe siècle n'était pas plus beau que maintenant, peut-être même était-il pire. Mais Proust a sublimé tout cela en livrant un monument littéraire, ouvragé et exigeant. On sort de Twitter vaguement écœuré d'avoir pataugé dans la boue, on coupe Insta en se disant qu'on a raté le virage glamour de sa vie, on quitte Facebook saoulé de platitudes. 

En revanche, on pourrait relire la Recherche plusieurs fois qu'on y trouverait encore son compte, comme ces monuments qu'on visite régulièrement en remarquant toujours un nouveau détail.

Je crois donc vraiment que le seul moyen de digérer le Metavers est de s'abreuver de Proust.

Ne me remerciez pas, c'était ma prescription du jour (je me réjouis d'avoir encore deux volumes à dévorer).

PS - oui je pourrais supprimer mes profils Twitter, Insta et Facebook. Mais je n'ai aucune volonté. Je ne regarde pas la télévision, ni le lit les journaux. Ils sont mes seuls canaux d'information (tous sujets confondus). Et puis à part l'Homme, je ne connais personne qui ait réussi à être complètement en dehors de tout cela. Rajoutons aussi que j'ai une vraie tendance à l'addiction (je n'ai toujours pas arrêté de fumer par exemple). J'ai une petite dépendance aux RS et la sociabilité qui en découle. Bref, je participe largement à ce que je dénonce. Mais je me soigne !

Du coup, c'est exaltant de considérer Proust comme un remède au monde.

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