dimanche 14 mai 2023

Yoga, Emmanuel Carrère et moi

 Je suis tombée dans le yoga comme d'autres entrent en religion: avec ferveur et certitude.

Comme beaucoup de yogis, j'attends avec impatience le moment où quelqu'un écrira sur le yoga. Car je fais partie de l'équipe qui a supporté sa crise de la quarantaine et le gouffre du confinement grâce à lui.

Je suis celle qui étale son tapis au milieu du salon et qui, en dépit de toute dignité, se ridiculise dans des postures improbables et pas toujours accessibles, sous l'oeil consterné de l'Homme et des girls. Je me lève à 6h du matin et je pratique sur ma micro-terrasse, comme d'autres font leurs ablutions. À 6h30, le voisin du balcon d'en face m'observe, vaguement gêné. Avec sa clope, son café et son air embrumé, on sent qu'il ne se lève pas de bonne heure par choix. Il y a toujours un moment de malaise quand je me mets à souffler comme un vieil âne asthmatique (kapalabhati pour les initiés). En gros, mon entourage trouve que j'ai un peu mis les doigts dans la prise. 

Beaucoup d'hérétiques (oui, je n'ai pas d'autres mots) pensent que le yoga se pratique comme une petite routine pour rester en forme et garder la ligne. Une sorte de loisir pour bourgeoise à queue de cheval. PAS DU TOUT. Le yoga c'est une manière de vivre et de comprendre le monde. 

Yoga d'Emmanuel Carrère
Emmanuel Carrère, Yoga, POL 2020, 
folio 2022, 438 p. 
Voilà pour le contexte. 

Donc, quand Carrère a sorti Yoga, je l'ai pris personnellement. 

Moi aussi, si j'étais romancière, j'aurais pour projet d'écrire un livre "souriant et subtil" sur le yoga. Moi aussi j'aimerais trouver les mots sur les vertus des guerriers, la prise de conscience de la respiration, l'effroi de l'inversion. Bref, vu que je ne suis pas auteur, j'attendais vraiment que quelqu'un de qualifié s'y colle.

"J'ai essayé d'écrire un petit livre souriant et subtil sur le yoga" (p.14)

Pourtant, je n'aime pas trop Carrère. Je fais partie de l'infime minorité qui n'a pas aimé D'autres vies que la mienne (contrairement au Roman russe). Et puis globalement, comme toute personne aigrie, j'ai du mal avec ceux qui réussissent mieux que les autres. Malgré tout, je pressentais qu'il saurait parler de cela. Je subodorais que de ce côté, ça pouvait coller entre nous.

Mais, dans Yoga, il n'est pas du tout question de yoga

Mais alors pas du tout. Vraiment rien à voir avec la pratique du yoga. Et pourtant, dès le début entre nous deux, j'ai senti le souffle de la réconciliation. 

Cela commence avec le récit de son séminaire de méditation. J'ai tout aimé. Comment il décrit l'ambiance du séminaire; quand il tente de resquiller pour écrire ; lorsqu'il détaille les autres ; combien il galère à rester silencieux. Je ai lu avec euphorie, les passages où il écrit son livre dans sa tête, où il sélectionne mentalement ses chapitres. Celui sur l'inspiration et l'expiration est brillantissime, et ne pouvait être écrit que pas un yogi.

Et puis le 7 janvier. 

Et puis la découverte de sa "folie". 

Là je me suis dit qu'il allait me perdre. 

Finalement, un roman sur tout ce que le Yoga n'est pas.

Yoga vient de Yuj qui signifie, en sanskrit, la réunion entre le corps et l'esprit (en gros hein!). Et là il est question de la déconnexion des deux, de l'errance de l'un et du déclin de l'autre. C'est une prouesse que fait Carrère de parler de yoga à travers ce qu'il n'est pas. Le Yoga c'est l'alignement, et le narrateur s'éparpille (dans tous les sens du terme). L'hospitalisation en psychiatrie où il croise les dépressifs riches de Paris a failli m'excéder ; mais ça a juste failli. Parce que quand Carrère regarde son oeuvre avec ses yeux de bipolaires, c'est vraiment troublant. 

Un livre sur le déracinement.

Un autre principe du yoga réside dans l'ancrage (la terre, l'homme et le ciel quoi).  Et tout à coup, Carrère nous plonge dans le déracinement le plus profond. On se retrouve sur une île grecque aux côtés de jeunes réfugiés (une sorte de thérapie de la dernière chance d' l'intellectuel perdu qui pense que frôler les désespérés du monde apaisera ses maux). Et là il est bon Carrère! 

C'est comme quand il parlait des surendettés ou des sans-dents de Russie. Il sait mettre les mots sur ces très jeunes adultes qui ont déjà traversé l'enfer et qui n'en sont pas encore sortis (et qui n'en sortiront peut-être jamais). Les irréparables. Ce qu'il dit des jeunes exilés qu'il rencontre là-bas, c'est juste. Ni trop. Ni trop peu. Vraiment. 

Un récit du creux

En Yoga, il y a le yin et le yang, la lune et le soleil, la lenteur et le dynamisme, la souplesse et la force. Le Yoga c'est la complémentarité des choses : le féminin et le masculin. Dans ce roman, il n'y a toujours que la moitié. C'est assez rare chez Carrère, mais les femmes sont ici des fantômes. Hormis son ex-épouse qui passe de temps à autre, toutes les autres femmes sont des silhouettes un peu floues. L'amie dont le nom est tronqué. Sa fille à peine citée. La sulfureuse amante yogini qui semble être là que pour la dose de sexe nécessaire à chaque roman de Carrère. La "collègue" américaine, insaisissable en Grèce, amputée d'une partie d'elle-même, dont le personnage est noyée dans les soirées très alcoolisées. La jeune fille en poirier du dernier chapitre sort d'on ne sait où. Une soeur qui surgit vaguement à un moment. Mais sans doute manque-t-il LA femme. Celle du Roman russe. 

Parce que Yoga est le roman de l'incomplétude.

"On continue à ne pas mourir, tant qu'on peut" (p. 430)

Yoga est un livre sur la perte de ceux qu'on aime, la perte de contrôle. De la Polonaise de Chopin à la petite marine de Dufy, c'est un livre sur ce qui finira fatalement par nous rattraper. 

Carrère réussit la prouesse d'écrire un livre dont le contenu est exactement l'opposé du titre. 

Pour parler de la vacuité de l'humain et de la misère de notre condition, il ne s'est servi de personne d'autres que de lui-même (il a laissé tranquilles les autres vies que la sienne). Il est l'objet de son observation âpre, franche et désespérée.

Bref, dans chaque yogi confirmé sommeille un type et ses démons ; et c'est bien de s'en souvenir.

"Est-ce que la méditation est possible avec une boule d'angoisse au plexus, deux paquets de cigarettes fébrilement fumées chaque jours dans la poumons et la conscience traversée par un flux ininterrompus de pensées toxiques?" (p. 294)

En Yoga, on dit que le chemin est plus important que la destination. Carrère n'a pas réussi à écrire le petit "livre souriant et subtil" qu'il voulait, mais le chemin qu'il a pris pour échouer mérite qu'on l'emprunte avec lui.

Bref, je me suis réconciliée avec Carrère.

4 commentaires:

  1. Je suis comme toi, j'ai détesté D'autres vies que la mienne !! Vais-je me laisser tenter par ce roman alors??? hummm, tu donnes bien bien envie!

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    1. Honnêtement il m'a embarquée dès le début, je le trouve vraiment brillant (peut-être qu'il faut aimer un peu le yoga mais c'est même pas sûr, il est vraiment dans la démarche inverse que dans "Dautres vies...")

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  2. Depuis le temps que j'attendais ton retour, je ne regrette pas ! merci pour tes articles toujours aussi incisifs, bien écrits et bien pensés. Moi aussi je me suis éloignée de la blogo, mais pas de la lecture en somme.

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    1. Je crois qu'on s'est tous éloignés de la blogo, j'ai l'impression que maintenant cela se passe ailleurs pour la littérature, sur INsta par exemple, mais ce n'est pas si grave au final, l'essentiel ce sont les bouquins (et j'aime l'idée de revenir sur un support devenu un peu inutile ;-)

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