Fabien Toulmé Ce n'est pas toi que j'attendais Editions Delcourt, 2014, 245 p. |
Je lis une BD par an (sauf les Légendaires évidemment) et cette année, c'est Jérôme qui a décidé celle que j'allais lire, parce qu'il en a fait une pépite et parce qu'il me connaît mieux que je ne le pensais.
Parce que franchement c'était pas gagné, pour moi il y a trop d'images et de dialogues dans les albums et en plus je ne suis pas très à l'aise avec ce qui tourne autour des bébés, des maternités difficiles etc, et puis dès qu'un sujet est lourd, généralement, je pars en courant (courage quand tu nous tiens).
Donc une BD qui raconte l'histoire d'un couple qui se retrouve avec un enfant trisomique par surprise, sans que rien n'ait été détecté pendant la grossesse...c'était risqué quand même. Pire encore, c'est une BD témoignage, qui ne se cache pas derrière l'auto-fiction, les personnages portent leurs vrais noms et les situations se sont vraiment produites.
Mais, contre toute attente, ça a marché (il est fort ce Jérôme).
Déjà parce que c'est une BD qui visuellement me convient. Pas de débauche de couleurs (oui ça m'agresse sinon, ma couleur préférée est le gris #boutentrain). Chaque page est en camaïeu d'une seule teinte, en général en rapport avec le ton de l'histoire, et cela me plait infiniment. La sobriété dans les couleurs et le dessin m'a semblé très appropriée vu le sujet.
Ensuite, Fabien Toulmé se met en scène et ne s'épargne pas. Je me suis sentie vraiment proche de lui et je comprends que Jérôme, en tant qu'homme et père, ait été à ce point séduit. Toulmé est très loin de l'archétype du père des années 50': il pleure beaucoup, se désespère sans honte, se désole sans pudeur. Il est aussi assez inconstant, versatile, inquiet, pessimiste et finalement un peu égoïste. C'est un père sensible et complètement dépassé (et horrifié) par la situation.
Enfin, cet album porte un regard formidable sur la trisomie. Le trisomique, c'est l'enfant anormal, celui qui subira la cruauté des autres (l'histoire s'ouvre la dessus d'ailleurs), celui dont les parents supporteront les regards inquiets, malveillants, désolés ou emphatiques sur un enfant qui fera tout plus tard et moins bien que les autres ("vous ne méritiez pas ça punaise"). Avoir un enfant trisomique, c'est être regardé différemment à mesure que le temps passe, c'est avoir un enfant pour toute la vie, un enfant qui ne sera jamais un adulte totalement autonome, un enfant qu'il faudra protéger tout le temps.
Si Jérôme a été gêné par le rôle effacé que Toulmé donne à la mère, moi, au contraire, j'y ai vu le coeur du propos. Ce que j'ai compris de cet album c'est qu'en tant que père, Toulmé a, lui, le choix d'aimer ou non sa fille, de s'en occuper ou non, de l'accepter ou pas dans son coeur. Bref, c'est le récit d'un type qui doit se décider sur le père qu'il va être, qui doit accepter qu'on n'attend pas un enfant comme on achète une voiture, qu'on ne choisit pas le modèle, et que défier les statistiques a parfois l'effet d'une douche froide. Toulmé nous dit qu'être parent, c'est accepter l'enfant qui arrive. Et quand je dis qu'il ne s'épargne pas, ce n'est pas un euphémisme, car il ne cache rien: la répulsion devant le nourrisson, l'impression qu'elle n'est pas "normale", l'espoir secret qu'elle ne survive pas à une opération, le refus de la prendre au bras ou de lui donner son bain. Tout cela, il le dit, avec humour, avec douceur, sans forcer le trait, mais il le dit. C'est à la fois courageux et émouvant.
Ainsi, la très grande réussite de cette BD, c'est de montrer que l'enfant trisomique n'est pas que cela. Toulmé fait surgir une galerie de personnages émouvants: une généticienne qui rappelle que ces enfants-là ont une propension au bonheur, une joie de vivre et une faculté de rire hors du commun, les Brésiliens qui ont font des enfants "spéciaux" plutôt qu'handicapés, ou une femme voilée qui y voit un don de Dieu. Le problème de la trisomie c'est la norme, et Toulmé rappelle finalement qui si on fait fi du regard des autres, on s'attache plus que de raison à ces enfants joyeux, et en ces temps moroses, peut-être que oui, c'est un vrai don. Ca n'enlève rien à tout le reste, à la difficulté qui attend les parents, mais ça parle de l'amour inconditionnel des pères pour leurs filles ;-)
Finalement, il y a quelque chose d'éminemment moderne dans cette histoire qui prend aux tripes, qui fait ressurgir chez chacun de nous les vieux démons des grossesses (et si mon bébé n'était pas normal?), mais surtout qui montre (je le crois) que la paternité est probablement ce qui a le plus évolué depuis un siècle. Il y a encore 50 ans, un père était viril, protecteur et distant, dans l'album de Toulmé, le père prend ses responsabilités en donnant le bain à sa fille.
Cette BD a été lue et validée par l'Homme qui comme moi manque de courage vis-à-vis de ce sujet, et qui a été emballé aussi (il est resté bloqué un long moment sur les photos rajoutées en fin d'album, en marmonnant des trucs incompréhensibles).
Ce n'est donc pas Julia qu'il attendait Toulmé, mais il est content qu'elle soit venue (rien que ça, ça peut me tirer les larmes).
Merci encore Jérôme, c'est un cadeau qui m'a beaucoup touchée ;-)