J'inaugure une nouvelle rubrique sur ce blog : La Quadrature des Gueux.
Comme celle du cercle, la quadrature des gueux c'est l'insoluble problème du temps qui passe. Je note que le roman de la quarantaine reste toujours monopolisé par des quadragénaires successfull, bien éloignés des préoccupations des lambdas de ce bas-monde. Avec ma copine Claire, par exemple, on s'étonnait qu'aucune star ne s'attarde sur le fait qu'il n'est plus possible de faire un pas, sans croiser un parent d'enfant prodige.
L'incontournable accessoire d'une quarantaine réussie : l'enfant surdoué
Dans la classe moyenne de province, je dirais que le génie en bas-âge est l'équivalent de la montre de luxe chez les grands bourgeois. Depuis dix ans, pour quiconque fréquente - contraint et forcé - des parents, il n'a pu échapper à la tendance de l'enfant précoce. Également nommé HPI ou surdoué, ils sont partout : dans les classes, les parcs, les activités, les fils Whatsapp, les posts Insta. Séguéla disait que si tu n'avais pas une Rolex à 50 ans, c'est globalement que tu avais raté ta vie; et bien si tu n'as pas un enfant HPI à 40 ans, c'est pareil.
Avoir un enfant normal (pardon, je voulais dire neurotypique), c'est une faute de goût, le fashion faux-pas.
50% de mon entourage immédiat a enfanté un génie, alors que les surdoués sont censés représenter 5% de la population
L'impossibilité d'échapper aux mères des génies
Mais comprenez-moi bien, chaque journée d'école, chaque sortie pédagogique, chaque goûter d'anniversaire je rencontre une mère d'HPI. Comme si j'étais celle à qui on pouvait raconter ça, comme si ça m'intéressait en fait.
Il y a celle qui me dit d'un ton un peu condescendant : "il y a précoce et précoce, nous c'est vraiment le précoce++++". Et la maîtresse n'a manifestement pas compris que son fils s'ennuie terriblement avec le reste de la classe (du coup c'est une vraie purge le gamin, j'ai failli lui dire mais elle le savait déjà). À la rentrée, elle transmettra le bilan WISC avec le fameux chiffre magique qui déchire sa race. "Je n'ose même pas te le dire, même le psy n'a quasiment jamais vu ça". En gros, ça me ferait trop de mal quoi vu que je suis un peu bas du front (elle a fini par me le dire quand même en me faisant promettre de ne pas l'ébruiter, évidemment j'ai envoyé un texto à Claire dans la foulée). Ensuite, elle m'a laissé admirer son enfant de 6 ans qui récitait la table de 7, qu'il a bien évidemment appris tout seul "parce qu'il a une passion pour les multiplications". Quand il a attaqué le 7x8, j'ai vaguement espéré une faute (je sais c'est mal), mais il la connaissait sur le bout des doigts.
Il y a aussi celle qui me confie sans l'ombre d'une gêne: "elle est extraordinaire, elle a l'oreille absolue et comprend déjà le principe des invariants (un truc de math assez ardu manifestement)". Alors que moi chaque soir, je me bats avec Duracell pour qu'elle solfie (oui on dit comme ça), avec difficulté, la ligne de la clé de fa (car son prof de solfège me fait peur j'ai toujours peur qu'il me mette un mot dans le cahier). À chaque fois, je pense à cette enfant prodigieuse qui fait de la lecture de notes pour se détendre après avoir réfléchi à la disparition des dinosaures.
Mais il y a aussi celle qui m'explique calmement que si son fils méprise ma fille c'est "juste parce qu'il va tellement plus vite que ceux de son âge, je ne peux pas le punir parce qu'il s'intéresse à tout quand même". Certes. Mais était-ce vraiment la peine que son gamin coupe en deux un verre de terre en ricanant, sous les yeux scandalisés de ma Duracell, pour lui faire un cours de SVT sur les lombrics, alors qu'elle ne lui avait rien demandé?
Partout où je vais avec Duracell, il y a cet "enfant prodige" qui quelque part permet aux quadra un peu losers sur les bords de se dire qu'ils ont fabriqué quelque chose (heu pardon quelqu'un) de mieux, de plus performant que les autres. Après je comprends qu'on ait besoin de mettre un peu de paillettes dans sa vie. C'est vrai qu'entre deux allers-retours à la piscine, la conjugaison du verbe aller, le laborieux brossage de dents et les épidémies de poux, an a tous besoin d'un peu de joie.
A défaut de s'acheter une Porsche Cayenne pour frimer devant l'école, je peux comprendre que des parents paient un WICS quelques centaines d'euros (400 environ sur la côte d'Azur) et brandissent à qui veut l'entendre qu'ils ont un génie à la maison (avant de sous-entendre qu'ils en sont peut être un aussi car ils se reconnaissent tellement en lui !) Personnellement j'ai senti mes limites en math dès la 4ème, donc je n'ai aucune chance de me reconnaître en quoique ce soit dans l'enfant surdoué.