jeudi 25 avril 2024

La Quadrature des Gueux : l'enfant prodige

J'inaugure une nouvelle rubrique sur ce blog : La Quadrature des Gueux. 

Comme celle du cercle, la quadrature des gueux c'est l'insoluble problème du temps qui passe. Je note que le roman de la quarantaine reste toujours monopolisé par des quadragénaires successfull, bien éloignés des préoccupations des lambdas de ce bas-monde. Avec ma copine Claire, par exemple, on s'étonnait qu'aucune star ne s'attarde sur le fait qu'il n'est plus possible de faire un pas, sans croiser un parent d'enfant prodige. 



L'incontournable accessoire d'une quarantaine réussie : l'enfant surdoué

Dans la classe moyenne de province, je dirais que le génie en bas-âge est l'équivalent de la montre de luxe chez les grands bourgeois. Depuis dix ans, pour quiconque fréquente - contraint et forcé - des parents, il n'a pu échapper à la tendance de l'enfant précoce. Également nommé HPI ou surdoué, ils sont partout :  dans les classes, les parcs, les activités, les fils Whatsapp, les posts Insta. Séguéla disait que si tu n'avais pas une Rolex à 50 ans, c'est globalement que tu avais raté ta vie; et bien si tu n'as pas un enfant HPI à 40 ans, c'est pareil. 

Avoir un enfant normal (pardon, je voulais dire neurotypique), c'est une faute de goût, le fashion faux-pas. 


50% de mon entourage immédiat a enfanté un génie, alors que les surdoués sont censés représenter 5% de la population

Est-ce moi qui les attire ? Aux goûters d'anniversaire, compétitions de judo, au jardin public où à la kermesse de l'école, je suis celle avec qui on engage la conversation (alors que je ne fais rien pour ça, Claire peut en témoigner).  Par exemple, alors qu'une petite fille se roule par terre parce qu'elle a perdu au chamboule-tout,  sa mère m'explique  doucement : "c'est parce qu'elle est HPI tu sais". Le tutoiement direct,  passe encore. Mais le ton de la confidence pour dire que sa gamine est plus intelligente que les autres, ça me laisse pantoise. Moi, bêtement, je pensais juste qu'elle faisait une crise parce qu'elle n'avait pas eu le lot qu'elle voulait. Mais non, c'est parce qu'elle est supérieurement intelligente et que forcément c'est plus compliqué de gérer ses émotions.

Pardon ? Personnellement, il ne me serait jamais venu à l'esprit que si Duracell était réfractaire à toute forme d'autorité, ce serait à cause d'une capacité d'abstraction extraordinaire. C'est juste qu'elle est la plus têtue d'entre-nous (et croyez moi, je ne m'en vante auprès de personne).

Mais cette mère n'est pas seule ; elles sont pléthores (ou bien, sans le savoir, je ne fréquente que l'élite, c'est possible aussi). Est-ce propre à ma génération ? Est-ce circonscrit au sud de la France? Mais à quel moment explique-t-on l'arrogance, l'impolitesse, les crises de nerfs ou la violence par l'intelligence ultime. Comme si c'était un handicap qui légitimerait l'absence de respect des règles, de contraintes, d'empathie et de frustration. Ça y est je suis devenue aigrie et réactionnaire (continuez sans moi, je vais vous ralentir).

L'impossibilité d'échapper aux mères des génies

Mais comprenez-moi bien, chaque journée d'école, chaque sortie pédagogique, chaque goûter d'anniversaire je rencontre une mère d'HPI. Comme si j'étais celle à qui on pouvait raconter ça, comme si ça m'intéressait en fait.

Il y a celle qui me dit d'un ton un peu condescendant  : "il y a précoce et précoce, nous c'est vraiment le précoce++++". Et la maîtresse n'a manifestement pas compris que son fils s'ennuie terriblement avec le reste de la classe (du coup c'est une vraie purge le gamin, j'ai failli lui dire mais elle le savait déjà). À la rentrée, elle transmettra le bilan WISC avec le fameux chiffre magique qui déchire sa race. "Je n'ose même pas te le dire, même le psy n'a quasiment jamais vu ça". En gros, ça me ferait trop de mal quoi vu que je suis un peu bas du front (elle a fini par me le dire quand même en me faisant promettre de ne pas l'ébruiter, évidemment j'ai envoyé un texto à Claire dans la foulée). Ensuite, elle m'a laissé admirer son enfant de 6 ans qui récitait la table de 7,  qu'il a bien évidemment appris tout seul "parce qu'il a une passion pour les multiplications". Quand il a attaqué le 7x8, j'ai vaguement espéré une faute (je sais c'est mal), mais il la connaissait sur le bout des doigts.

Il y a aussi celle qui me confie sans l'ombre d'une gêne: "elle est extraordinaire, elle a l'oreille absolue et comprend déjà le principe des invariants (un truc de math assez ardu manifestement)". Alors que moi chaque soir, je me bats avec Duracell pour qu'elle solfie (oui on dit comme ça), avec difficulté, la ligne de la clé de fa (car son prof de solfège me fait peur j'ai toujours peur qu'il me mette un mot dans le cahier). À chaque fois, je pense à cette enfant prodigieuse qui fait de la lecture de notes pour se détendre après avoir réfléchi à la disparition des dinosaures. 

Mais il y a aussi celle qui m'explique calmement que si son fils méprise ma fille c'est "juste parce qu'il va tellement plus vite que ceux de son âge, je ne peux pas le punir parce qu'il s'intéresse à tout quand même". Certes. Mais était-ce vraiment la peine que son gamin coupe en deux un verre de terre en ricanant, sous les yeux scandalisés de ma Duracell, pour lui faire un cours de SVT sur les lombrics, alors qu'elle ne lui avait rien demandé? 

Partout où je vais avec Duracell,  il y a cet "enfant prodige" qui quelque part permet aux quadra un peu losers sur les bords de se dire qu'ils ont fabriqué quelque chose (heu pardon quelqu'un) de mieux, de plus performant que les autres. Après je comprends qu'on ait besoin de mettre un peu de paillettes dans sa vie. C'est vrai qu'entre deux allers-retours à la piscine, la conjugaison du verbe aller, le laborieux brossage de dents et les épidémies de poux, an a tous besoin d'un peu de joie. 

A défaut de s'acheter une Porsche Cayenne pour frimer devant l'école, je peux comprendre que des parents paient un WICS quelques centaines d'euros (400 environ sur la côte d'Azur) et brandissent à qui veut l'entendre qu'ils ont un génie à la maison (avant de sous-entendre qu'ils en sont peut être un aussi car ils se reconnaissent tellement en lui !) Personnellement j'ai senti mes limites en math dès la 4ème, donc je n'ai aucune chance de me reconnaître en quoique ce soit dans l'enfant surdoué.

L'avantage d'être une vieille mère

Mais, vu que j'ai eu Duracell au crépuscule de ma trentaine, je suis incontestablement une vieille mère (les autres mères sont encore fraîches sans pli dans le cou ni signe de pré-ménopause). Par conséquent, j'ai de l'expérience, de la mémoire (et un mauvais fond évident). Au coeur de ma quarantaine, je crois pouvoir affirmer après 15 ans de sorties de crèches, d'école, de collège et de lycée, que le HPI, c'est le lot de consolation des quarantenaires en mal d'estime d'eux-mêmes. 

Et puis bon, Claire et moi avons du recul. Les enfants proclamés précoces par leurs géniteurs il y a une dizaine d'années sont presque des adultes maintenant. Et peu d'entre eux ont survécu au mythe d'Einstein. La cruelle réalité les a rattrapés. Peu d'entre eux ont encore une chance de devenir neurochirurgien, astronaute ou prix Nobel de physique. Et pourtant on continue de les aimer ; même quand le parcours universitaire est chaotique, même quand ils ont des fréquentations contestables, même quand leur nouveau style vestimentaire les désavantage. 

L'enfant prodige : un business inventé pour faire rêver les gueux?

Sans vouloir faire ma Bourdieu du pauvre, la vraie différence entre les enfants ne sera jamais vraiment le score du QI. À toi, le trentenaire naïf qui a cru déceler chez ton enfant les symptômes du génie, garde tes 400€. Ce qui distinguera ton enfant de la masse, ce sera la force de travail, le respect les contraintes, l'adaptation aux règles, la connaissances des codes et des implicites de l'excellence. Et quand on ne peut pas compter sur le réseau de papa ou la fortune de maman, il faut miser sur beaucoup de travail et un peu de chance aussi. L'intelligence devient ce qu'on en fait. 

Et puis franchement, Claire et moi nous demandons si nous, parents, ne devrions pas plutôt nous glorifier de l'empathie, la fantaisie, la gentillesse ou l'humour de notre progéniture. Vu l'état du monde actuel, je me demande si l'enfant qui partage spontanément son goûter à 16h n'est pas plus précieux que celui qui nous explique l'organisation du système solaire.

Bref, vive les enfants farfelus au QI inconnu.

C'était Galéa, en direct de la Quarantaine rugissante, 
À bientôt pour un nouveau point d'étape. 

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