Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut Albin Michel, 2013, 568 p. |
Et vu qu'à chaque Noël ma mère m'offre le Goncourt (et mon père un livre de développement personnel...je sais ça fait rêver), je l'avais sur ma table de chevet depuis plusieurs mois quand je l'ai ouvert.
Et bien sûr, je me suis régalée.
Bon il faut dire, une histoire de Première Guerre mondiale, l'année de centenaire de la déclaration, c'était bien vu.
En trois mots, ce sont les parcours croisés d'anciens combattants qui escroquent l'Etat sur le commerce de la mort après l'Armistice. Alors dit comme ça, ça fait moyennement envie, mais ça marche drôlement bien.
D'abord, j'ai aimé le duo improbable des deux anti-héros. Edouard, défiguré à vie, fils de notable, artiste, délaissé par son père. Et, coïncidence éditoriale oblige, cet Edouard Péricourt résonne avec un certain Eddy qui a beaucoup fait parler de lui cette année, et ça c'est l'un des petits bonheurs des hasards littéraires: "Edouard avait une voix trop haut perchée, il était trop mince, trop soucieux de sa mise, il avait des gestes trop...Ce n'était pas très difficile à voir, il était vraiment efféminé" (p.189)
Son compère, Albert a aussi tout pour me plaire: il est névrosé à l'extrême, petit comptable, d'origine modeste mais grandiose dans sa loose, et castré par sa mère. Ces deux là forment une équipe aussi imaginative que pathétique, dissimulée au monde, dont même les identités ont bougé. Ils vendent, eux les fracassés des tranchées, des monuments funéraires qu'ils ne fabriqueront jamais. Eux ce sont les anti-héros positifs, le côté lumineux de l'arnaque en quelque sorte.
Pour le côté sombre, c'est le personnage d'Aulnay- Pradelle, qui est un pur bonheur littéraire: fin de race désargenté, qui n'a de noble que sa particule, sans honneur, sans parole et sans scrupule, mais, qui est livré avec un château en ruine, et une beauté masculine qui le rend aussi attirant que veule, franchement j'adore ça.
Evidemment, il y a des fils tenus qui rattachent les personnages les uns aux autres, et parmi eux, Madeleine, soeur d'Edouard, femme de Pradelle, qui est un personnage formidable qui rassure toutes les filles moyennes du monde : "Pas laide vraiment, banale, mais à un âge où être banale, c'est être moins jolie que beaucoup d'autres" (p.200).
Personne n'est honnête dans cette affaire, on tourne la mort en dérision, on laisse des gens fracassés par une guerre se débrouiller tous seuls, on biaise la mémoire des morts, on renie sur la taille des cercueils. Lemaitre dénonce ce qu'il y a de plus mesquin et arriviste dans la nature humaine. Il se moque de tout cela avec brio, mais ce n'est pas une ode à la malhonnêteté, ni un éloge de l'escroquerie.
Car il y a ce personnage merveilleux et repoussant, le fonctionnaire aigri, qui sent mauvais, qui mange mal, auquel on ne s'attache pas mais qui, par sa grandeur d'âme et son incorruptibilité, nous rappelle que l'honnêteté n'est pas glamour, et qu'être fidèle à ses principes est à la fois grandiose et vain, et c'est peut être ça le plus beau. L'élégant du roman c'est lui. Et ça c'est fort. Moi je dis bravo.
Il y a aussi, de magnifiques pages sur la relation père-fils, qui m'ont fait pleuré d'émotion (moi qui ne suis pas père et qui n'ai pas de garçon), des passages formidables sur les disparitions, les regrets, les gens qu'on a aimés sans le savoir.
Il y a surtout dans Au-revoir là haut, tous les ingrédients d'une saga. Je sais qu'on retrouvera la petite Louise qui (en plus d'avoir la chance de porter ce superbe prénom ) est une gamine vive, attachante, intelligente qui va au-delà de la gueule cassée qui fait peur. Et chouette, on la retrouvera en 1940, dans un prochain opus, (oui Lemaître l'a dit, et ça tombe bien c'est ma période de prédilection), je subodore donc une grande fresque sur le XXe siècle, avec des superbes personnages, décalés et profonds.
On a beaucoup glosé sur le style de Lemaître, en le trouvant un peu faible pour un Goncourt. Là, je m'inscris en faux car je trouve sa plume réjouissante, vive et drôle.
Rien que son incipit est formidable de mon point de vue:
"Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps".
Je me réjouis qu'un livre pareil ait obtenu le Goncourt, et qu'il ait un succès populaire, je l'intègre avec grand plaisir au challenge d'Aspho A tous prix, car il le mérite ce Goncourt. La preuve en est: l'Homme l'a lu et aimé, l'Homme qui, je le rappelle, lit deux livres pas an (de la SF ou du polar généralement, c'est dire combien lui et moi nous complétons).
Alors, en ces temps où la littérature peine à se faire une place, je trouve qu'il est bon de saluer un livre qui plaira au plus grand nombre, en tirant vers le haut (justement) les lecteurs occasionnels qui vont s'avaler un gros pavé, avec humour, distance et gravité. Je crois aussi pouvoir ajouter que visiblement, la version audio (lu par l'auteur s'il vous plait) apporte un supplément d'âme au papier, comme le montrent les billets d'Enna et Valérie.
Et ça, j'ai envie de dire que c'est la cerise sur le gâteau, parce qu'elle rend la lecture encore plus accessible, et en ce moment, ce n'est pas du luxe ;-)
Et ça, j'ai envie de dire que c'est la cerise sur le gâteau, parce qu'elle rend la lecture encore plus accessible, et en ce moment, ce n'est pas du luxe ;-)