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lundi 23 novembre 2015

Le Onzième Jour

Le premier soir, à 22h07, une amie sur Facebook (oui je sais c'est moche, je passe ma vie sur les réseaux sociaux) n'arrivait pas à rentrer chez elle, à cause d'une rue bloquée à Paris. Le temps que l'Homme parvienne à s'extraire de sa nouvelle lubie (Face off: encore une émission qui porterait la responsabilité de notre divorce le cas échéant) et qu'il passe sur les chaînes d'info, à 22h30 on savait déjà que c'était des attentats terroristes.


Le deuxième jour, on s'est réveillé au son du glas et des 129 personnes abattues (sans distinction de sexe, de religion de couleur de peau, ni d'âge). Après la phase "textos tous azimuts" (on a tous quelqu'un à Paris ou pas loin: des Bretons qui ne trouvent pas de travail en Bretagne, des copines jurées Elle, une tante qui nous fait toujours une blanquette à tomber par terre quand on monte....bref, il y a eu le temps du harcèlement.) "L'un dans l'autre sur les 10 millions de Parisiens, vraiment ça aurait été étonnant que tu connaisses et tiennes à quelqu'un sur les 129" (les interventions pertinentes de l'Homme seront en italique pendant tout le billet). 

Mais même en ne connaissant personne, même en n'ayant aucun proche à pleurer, on rentre dans la phase : perte de dignité. C'est quand même moche de pleurer devant ses enfants sans discontinuer. Je ne me suis juste arrêtée pour hurler sur Rayures qui ne trouvait pas ses chaussettes et qui allait être en retard à ses activités.

Le troisième jour, on se surestime, on résiste (enfin les autres surtout) : "Hors de question qu'on change quoique ce soit, on maintient les activités des enfants" (il est comme ça l'Homme, il tranche). Donc pendant que tout le monde emmenait mes filles à droite à gauche, j'ai sangloté en peignoir sur ma tablette devant les réseaux sociaux, à regarder les photos des disparus.

Finalement les 129 morts nous ressemblent dans ce qu'on a de plus viscéral, "oui enfin Galéa, notre dernier concert c'était en 2002" (ça c'est l'Homme; dès que j'ai 2 ou 3 réflexions métaphysiques il s'incruste, il fait le type éberlué, il m'énerve). Disons que si je n'étais pas névrosée et si je n'avais pas peur de la foule et des pièces borgnes, j'aurais pu leur ressembler ; "avec un chanteur français dépressif alors, où la moyenne d'âge serait plus proche de celle de ta mère, parce qu'à part ton vieux CD d'Iron Maiden, on ne peut pas dire que tu écoutes du métal en boucle hein. " (Dieu qu'il est pénible cet homme). Il y a les bières en terrasse aussi où j'aurais pu être un vendredi soir, "mouaich allez va pour le Scwheppes agrume à 18h, on va dire que tu seras crédible", mais j'aime me retrouver entre amis à refaire le monde dehors -parce qu'on fume même s'il fait froid : "mais à 21h tu piques du nez ma pauvre surtout si le lendemain on doit se lever à l'aube pour emmener Rayures à une compétition de l'autre côté du département". M'en fiche, même à 1000 km du Xe , c'est à la possibilité de vivre comme cela qu'on a touché, c'est le droit d'être libre et insouciant qu'on a fracassé. C'est cette possibilité, cette chance qu'on croyait évidente et inaliénable qui nous échappe maintenant. 

Toute la journée je me suis dit qu'une information allait surgir du style: "tout l'état major a été arrêté, l'EI est complètement démantelé, dormez sur vos deux oreilles braves gens...". A la place, j'ai eu des copines qui faisaient tourner de prétendues informations sur un éventuel attentat dans ma ville. 

La quatrième jour, on retourne travailler, on papote devant l'école, on prévient les enfants, on console les copines plus fragiles qui pleurent devant les grilles, on s'inquiète de la maîtresse et de cette heure de discussion obligatoire qui peut être un carnage. On reprend le cours normal de notre vie. Enfin on le croit, mais bon voila, voilà, nous, enfants des années 70-80, la guerre on en a jamais entendu parler que de loin, le grand truc bouleversant pour notre nation, c'est le comportement inexcusable de l'équipe de France en 2010 en Afrique du Sud, du coup, on ne sait pas bien comment réagir, donc on essaie de penser à autre chose, et quand on y arrive pas on pleure. Rayures me récite en boucle l'Albatros (son intonation n'est pas très loin de celle Malraux lors de l'entrée des cendres de Jean Moulin au Panthéon, parfois je me demande quand même si je ne devrais pas les mettre davantage devant la télévision, mes filles appartiennent à un autre siècle). 

Le cinquième jour, on sature un peu des posts dégoulinants, du pathos gratuit et qui n'apporte rien, on supporte mal les témoignages pourris (du style : "je mangeais un panini dans le 18ème quand j'ai compris qu'il se passait quelque chose"), on a envie de claquer ceux qui connaissent quelqu'un dont la cousine avait un ami qui justement proposait deux places pour le Bataclan ce soir-là. On croit que c'est fini mais en fait non. C'est une gueule de bois qui dure et c'est pas si facile de passer à autre chose finalement. Et puis les termes ont été posés, l'état d'urgence déclaré, la psychose installée...et pendant ce temps, j'oublie d'aller chercher mes résultats de glycémie (diabète gestationnel or not ?)

Le sixième jour, l'assaut est donné à Saint-Denis, on se désole de la récupération politique indigne, des procès inutiles, des postures électorales, des experts qui viennent nous expliquer la situation, à coup de grands mots savants sortis tout droit de leur labo de recherche, ras le bol des émissions anxiogènes. On fait des polémiques sur tout et n'importe quoi: sur le drapeau français, le "pray for Paris", la Marseillaise, histoire de rester bien français quand même, pour l'unité et la tolérance on repassera. Numérobis a perdu son cache-coeur de danse, Rayures doit réviser les grandes dates napoléoniennes. J'ai vraiment envie de fumer. L'Homme verse sa larme devant Wembley en bleu-blanc-rouge. 

Le septième jour, il y a les langues qui se délient, des racistes qui sortent du bois pensant qu'avec tout ça, ce n'est plus si honteux d'être extrémistes. Il y a des enfants, dans les cours de récréation, qui ânonnent fièrement les opinions politiques de leurs parents. On se serait bien passé de savoir ce que votent les gens de notre quartier, surtout quand ce sont des copains. L'impression que le sujet "attentat" fait vendre, toutes les émissions font leur "spécial"- qui n'apporte rien-, du journal de M6 à la Grande Librairie "il perd pas le Nord ton François, hein, il va pouvoir se régaler en littérature qui répare.....".  Rayures nous montre sa choré de jazz dans le salon et se fracasse le genou sur le coin de la table basse.

Le huitième jour, on s'insurge des gens qui continuent comme si de rien n'était. Prise d'otage à Bamako pendant qu'un blog fait gagner des bons cadeaux (si on partage son post, like sa page et dépose un commentaire), "hé ho les gars c'est les mêmes méchants là ", c'est moi ou franchement c'est indécent ? Certains racontent encore leurs petits soucis quotidiens, (exemple : "la batterie de mon portage a lâché, sale semaine"). On croit que c'est fini, mais vraiment pas en fait. Une vague envie de vomir. "Tu ne supportes pas qu'on fasse comme si de rien n'était, mais tu ne supportes pas non plus qu'on en parle, tu veux quoi au fond?". Du silence.  Et un peu de dignité aussi. Numérobis rentre de l'école avec deux invitations à des anniversaires. 

Le neuvième jour, ça fait une semaine qu'on ne blogue plus, ni sur le sien ni sur celui des autres. Une impression latente de vacuité, je renonce à publier mon billet sur Tarte aux pommes et fin du monde. Bruxelles est une ville morte et en danger, Numérobis lit la clé de Fa plus vite que ses lignes de lecture.
J'envisage qu'on se retire tous dans la montagne, on fera l'école à la maison et je trouverai bien une sage-femme un peu baba-cool avec des fleurs dans les cheveux, qui me fera les monitoring du dernier mois avec un verre de cantine Duralex et un vieux tendeur. Elle m'accouchera à l'ancienne avec des encens, en jouant des airs sympas à la guitare. Nous aurons notre potager, et nous serons totalement autosuffisants  (de toutes manière vu le nombre d'amis qu'il va nous rester après l'arrivée de My Third, c'est juste de l'anticipation).  J'apprends que la saison 6 de Dowton Abbey reprend le 5 décembre, je rajoute une box dans mon organisation en ermitage. 

Le dixième jour, c'est journée sans radio. On se fait plaisir avec quelques acteurs télé oubliés de tous qui livrent leurs impressions "en tant qu'artiste et parisien", un vieux cabot se prend pour Jean Jaurès et s'exprime avec emphase, une chanteuse -qui ne vend plus de disque depuis 10 ans- tente de ressusciter  sur la scène médiatique  grâce à des textes hyper intimes sur les attentats. Tout le monde a un avis sur tout, même ma boulangère qui m'explique ce qu'il faudrait faire en Syrie et comment gérer la jeunesse qui se radicalise. On se moque, on brocarde mais le coeur n'y est pas...Rayures m'avoue avoir foiré son évaluation sur Napoléon "j'avais oublié la date de Waterloo".  L'Homme décline ma proposition de vie naturelle et protégée. Les 60 ans du Masque me passe au dessus de la tête, même plus envie de les critiquer, je n'écoute pas l'émission. My Third se prépare les JO 2032 dans mon ventre, essentiellement entre 2 et 4h du matin, du coup j'ai hyper bonne mine. 

Le onzième jour, on rallume l'ordinateur (et on s'aperçoit que depuis le début du billet, on a fait tout ce qui nous énerve chez les autres). #CohérenceQuandTuNousTiens

Le onzième jour, on n'a pas tellement le choix: la vie continue.
On accepte que, pendant quelques temps, la vie ne soit plus tout à fait comme avant.
On  va accepter que ce qui est le plus précieux à nos yeux est infiniment fragile.
On se dit qu'on va un peu plus prendre soin des gens qu'on aime. 
Les enfants gâtés que nous sommes viennent de se prendre une sacrée claque : nous qui avons connu les rave parties, les restaurants où on pouvait fumer, les boites de nuit sans capitaine de soirée, la techno, Nirvana, où le truc le plus politique qu'on ait fait, c'est sécher le lycée en 95 pour aller manifester (sans comprendre quoique ce soit aux enjeux de l'époque, mais on n'avait pas réviser son latin). 

Même si la plupart de notre jeunesse triomphante est rangée des camions en banlieue - ou pire, en province- croulant sous les obligations domestiques d'anniversaires et activités diverses et variées, même si on est souvent bien trop fatigués ou trop mal organisés pour sortir le soir, n'empêche que cette vie là, celle qui a été la cible du vendredi 13, ça a été la notre à un moment (et on comptait bien remettre ça un jour futur).

Alors le onzième
jour, on va essayer d'être un peu moins égoïste, un peu moins pleurnichard, un peu plus attentif, plus tolérant aussi et retrouver sinon un peu de légèreté, au moins un peu d'humour, ce qui, en l'état actuel des choses, serait un minimum de politesse.

dimanche 15 novembre 2015

Mémoire : Photo du mois # 11

El Padawan avait choisi le thème de la mémoire pour la photo de novembre... et nous sommes quelques uns à avoir, aux vues des circonstances, adapté ou changé notre photo, parce qu'il était difficile d'ignorer ce vendredi 13 novembre.

Au début, avant vendredi, je m'étais dit que Numérobis et son violoncelle seraient tous les deux parfaits pour illustrer la mémoire, parce qu'il y a cette clef de Fa à ne pas la confondre avec celle de Sol, parce qu'il a fallu que ses petits doigts gauches gardent en mémoire leur place sur le manche et que sa main droite retienne la bonne position  pour tenir l'archet.

J'avais aussi prévu un texte drôle et caustique sur les mémoires familiales, avec une histoire de flambeau que se transmettent les musiciens d'une famille, ceux du dimanche, ceux qui auraient aimé l'être plus, ceux qui n'ont jamais réussi à l'être. Je me réjouissais d'avance d'évoquer les cours de piano de ma soeur, la guitare du père, le saxophone (à moins que ce ne soit la trompette) du grand- père, le violon de la cousine, je terminais avec mon expérience dramatique de l'alto et ma famille déconfite devant mon absence totale d'oreille, de rythme et de sensibilité musicale . . j'enchainais sur la mémoire du violoncelle de la photo, dit violoncelle 1/4 n°18,  qui passe de mains en mains depuis des années, avec cette saison une Numérobis motivée qui poursuit les efforts de ceux qui se sont entraînés sur cet instrument avant elle, enfants devenus grands, violoncellistes confirmés ou musiciens dilettantes. Je terminais sur la mémoire des cordes en littérature, avec extraits de Confiteor à la clé...bref, j'avais prévu un truc travaillé...(c'est ballot, vraiment il était bien, en toute modestie bien sûr, il y avait du rire, de l'émotion, de la référence un peu pointue...dommage, dommage).

Et puis il y a eu le  vendredi 13 novembre. 



Alors, dans la mesure où on a encore rien trouvé de mieux que la création artistique pour lutter contre la barbarie, cette photo du mois sera notre réponse familiale aux horreurs de vendredi dernier. Car quand on est en guerre, ou quasiment, ou pas loin, il faut bien lutter. Et vu que chez nous on ne fait pas de politique (parce qu'on ne sait pas fermer sa bouche à temps), qu'on a raté le concours d'entrée  aux RG  (parce qu'on a du mal à se faufiler discrètement quelque part), qu'on est trop vieux pour intégrer l'armée (et  trop daltonien pour la passerelle aussi), il fallait bien qu'on trouve une autre manière de lutter.

Nous pensons que les mots, les notes et les oeuvres plastiques résistent au Mal depuis que le Monde est Monde, et prouvent  à chaque fois que L'Homme peut aussi créer du beau et du lien.

Et je dirai que c'est le moment où jamais de s'en souvenir.

Il y a donc ceux qui ont tiré à l'aveugle à des terrasses de café mais aussi Vercors qui a écrit le Silence de la mer. Il y a ceux qui se sont faits exploser tout près du Stade de France et Picasso qui a peint Guernica. Il y a ceux qui ont lâchement abattu dans le dos des spectateurs au Bataclan et Barenboim qui a fait jouer ensemble du Wagner par des Israëliens et des Palestiniens.

L'art contre la barbarie donc (même si très clairement, on ne peut pas tous être des auteurs bouleversants, des peintres géniaux ou des chefs d'orchestre formidables), le Beau contre la cruauté.

A notre niveau normal (ni terroriste, ni artiste génial), on peut se vautrer dans ces images affreuses qui tournent sur les réseaux sociaux, on peut tous se dire qu'on s'aime et qu'on est unis (mais en ce qui me concerne, je sais que je ne suis pas crédible dans ce rôle, vu le nombre de gens avec lesquels je me suis fâchée cette année), on peut -et on doit- pleurer sur les disparus, la cruauté, la folie des hommes, mais sans doute aussi se doit-on, pour nos enfants et ceux des autres, de continuer de défendre ce que l'Homme crée de mieux depuis l'origine du monde : le son, le verbe et l'image....

En guise de lutte, nous allons donc continuer de "jouer" de la musique (vu le niveau actuel de Numérobis les guillemets sont nécessaires), de lire, de bloguer, de dessiner et de rigoler un peu aussi. Bref tout ce qui est inutile et qui rend l'humanité meilleure.

Donc aujourd'hui, je choisis le violoncelle de Numérobis 
comme arme de guerre, acte de résistance et moyen d'espérer encore.



Billet à la mémoire de 130 morts parisiens.
Fluctuat Nec Mergitur
Message personnel pour Léo:  on a bien choisi notre moment hein ?


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vendredi 13 novembre 2015

L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

Haruki Murakami
L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage (2013)
10/18, 2015, 355 p.

Pas de compte-rendu de La Grande Librairie aujourd'hui, l'Homme a surchauffé hier soir sur Cheng ("je ne comprends tout ce qu'il, dit dis donc, c'est très abstrait ce soir"), j'ai eu beau lui expliquer que c'était une thématique autour de la poésie, il est resté bloqué et ça ne s'est pas arrangé sur Jarry ("non mais attends ,elle a tout piqué à mes auteurs SF en fait, allo, allo, il faut lui dire que ça a déjà été fait"), du coup sur Mordillat et Divry, c'était trop tard, il avait décroché et me parlait à tout bout de champ de détails domestiques, organisation logistique et m'a même demandé des conseils culinaires (WTF???????). Il a conclu avec cette grande phrase avant de passer sur D8 et Kingdom of Heaven (en me vantant ses qualités historiques) "Le problème avec tes poètes Galinette, c'est qu'ils oublient que la plupart des téléspectateurs bossent 12 h par jour, prennent des transports, assurent les repas, et arrivent à 21h complètement rincés, ils oublient que le mec de base qui travaille, le soir il veut des histoires palpitantes pas des réflexions métaphysiques sur l'ici, l'ailleurs, la technologie etc...". Il est comme ça l'Homme, un peu brut de décoffrage, parfois on peut en faire quelque chose et parfois non.


Bref, je n'ai pas pu voir convenablement LGL.

Du coup j'ai eu le temps de finir le roman de l'un des seuls auteurs sur lequel nous sommes d'accord : Murakami. Acheté de manière un peu frénétique chez mon librairie, pépité par Eva je ne prenais pas trop de risques (même si Aliénor ne l'a pas aimé), car Murakami est avec Modiano l'un des mes doubles littéraires (oui, bien qu'ils soient des hommes, et qu'ils aient l'âge de mon père).

J'ai toujours divisé les gens en deux catégories: ceux qui ont eu des années lycée exaltantes et ceux qui ont patiemment attendu que ça se termine pour entrer dans la vraie vie. Quelque soit le camp dans lequel on se trouve, je reste convaincue que les années lycée déterminent une partie de l'adulte qu'on est appelé à devenir.

Murakami est d'accord avec moi.

C'est donc l'histoire de Tsukuru, 36 ans, ingénieur à Tokio, solitaire et célibataire, monomaniaque des gares, qui revient sur la partie de lui qu'il a laissée à 22 ans,  quand le groupe auquel il appartenait l'a rejeté. Car oui Tsukuru s'apparente à la première catégorie, celle des gens qui ont été véritablement heureux au lycée, intégré au sein d'un groupe d'élèves de 2 filles et 3 garçons (ayant tous une référence colorée dans leur nom qui le faisait se sentir incolore), un groupe parfait  en somme avec le beau gosse sportif, l'intellectuel, la belle fille gracile, et celle dont le verbe savait taper juste. Au delà de l'aspect volontairement caricatural de la bande,  quiconque a connu un jour ces communautés formidables que seul le lycée offre s'y retrouvera.

Un jour , Tsukuru fut rejeté brutalement à 22 ans, tellement brutalement qu'il crut en mourir.

16 ans plus tard, il mène l'enquête, reconstitue les faits, retrouve ses camarades, demande des explications et tente, comme il le peut, de comprendre ce rejet et surtout de s'en remettre. C'est donc ce moment où l'on se retrouve face aux mythes de sa fin d'enfance, où l'on part à la rencontre de la face d'ombre de nos fantasmes adolescents, c'est aussi la découverte des incontournables drames de jeunesse (je m'arrête là pour ne pas gâcher le dénouement). Tsukuru se regarde alors par les yeux de ceux qui l'ont fréquenté à 17 ans et qui modifient la vision qu'il a de lui-même (car on se croit tous un peu transparents quand on est jeunes). Les années de pèlerinage, c'est ce cheminement qui permet de devenir adulte finalement.

J'ai adoré ce roman.

Déjà parce que j'ai retrouvé tout ce qui me plait chez Murakami: s'il n'y a pas de fantastique dans celui-là, il y a néanmoins la nuit et ses imprécisions, avec ses rêves, ses signes et ses fantasmes. J'ai retrouvé la femme assassinée (présente dans 1Q84) , cette violence intolérable et incontournable dont Murakami use souvent. On n'échappera pas à la question des sectes non plus, c'est diffus mais bien là, ni à celle de la jeune fille entre deux mondes:  mi femme-mi nymphe.

Mais au delà de cela, il y a la question de l'adulte qu'on devient, que j'ai trouvé admirablement traitée. A remonter la vie des 5 inséparables du lycée, on peut mesurer qui a fait quoi de sa vie, quels choix ont été déterminants. Bien sûr,  dans le destin des 5 amis, il y a quelque chose de caricatural et pourtant c'est tellement juste. 

Bien entendu un Murakami ne serait pas un Murakami sans quelques scènes de sexe, un ou deux mystères non élucidées, des réflexions sur la création, des introspections fréquentes, et cette peinture de la solitude urbaine japonaise qu'il réussit admirablement. 

L'incolore Tsukuru Tazaki c'est l'histoire d'un adolescent blessé qui va devenir adulte à la quarantaine, rien que pour cela, il ne pouvais que m'enchanter cet opus.

lundi 9 novembre 2015

Leïlah Mahi 1932

Didier Blonde, Leïlah Mahi 1932
Gallimard, 2015, 123 p.
Parmi les moments de grâce que je connais depuis l'ouverture de ce blog, il y a eu ce livre, arrivé sans prévenir  un soir d'octobre, expédié par mon parrain personnel (musique de Nino Rota) qui voulait me consoler de ne pas avoir été retenue pour une opération dont il est le parrain officiel et méritant (musique de Nino Rota).

Et là, mieux que n'importe quelle box, et sans avoir besoin de remplir de questionnaire, il a choisi LE livre de cette rentrée littéraire à côté duquel je ne pouvais décemment pas passer: j'ai nommé Leïlah Mahi 1932 de Didier Blonde, qui réussit en peu de pages, à rassembler à peu près toutes mes névroses, obsessions et blocages divers. Didier Blonde c'était l'auteur qui manquait dans ma bibliothèque. Ce billet sans aucune objectivité ne vise à convaincre personne qui ne soit pas déjà bien attaqué sur la question de la mémoire, de l'oubli et des enquêtes inutiles ou obsessionnelles. 

Point de roman ni de fiction, un récit plutôt, une enquête nous précise Gallimard, celle d'un auteur ou journaliste (on ne sait trop) qui développe une obsession à partir d'une pierre funéraire du Père-Lachaise sur le fronton duquel une photo fascinante convainc Didier Blonde de partir à la recherche de la personne qu'elle fut. On n'est pas très loin de la démarche de Dora Bruder.

Didier Blonde se dépeint dans cet essai comme un auteur de l'ombre, à la culture désuète et aux passions d'un autre temps (ma sympathie lui a été immédiatement acquise): "On pensait toujours à moi pour ressusciter le temps d'une projection devant un public clairsemé quelques actrices disparues dans l'indifférence" (p. 24). Comment ne pas m'émouvoir de cette anti-branchitude? Il est entouré dans son enquête par des amis, éditeurs ou spécialistes tout aussi décalés que lui, qui prodiguent des conseils qui gagneraient à être répétés (JdcJdr): "Pour faire entendre sa voix, il n'est pas nécessaire d'employer le "je", on peut dire souvent beaucoup plus à la troisième personne" (p.15).

Cet immeuble fut la dernière adresse connue de Leïlah Mahi.
En 1932, c'était une construction moderne, parmi ce qui se faisait
de mieux entre les deux-guerres (et encore aujourd'hui, ça a quand même pas mal d'allure.
C'est avec émotion que Numérobis
et moi avons été à sa recherche.
Et finalement, dans la digne file de Dora Bruder, on ne saura pas grand chose au final de Leïlah Mahi, mais un peu quand même, disons que l'intérêt de l'essai, c'est l'enquête plus que son dénouement. Je comprendrais d'ailleurs que cela ne suscite pas tous les engouements. Parce qu'il parle surtout de la recherche des traces du passé, des moyens réduits que nous avons pour faire ressurgir des individus enfouis dans l'oubli. Je pense à mes collègues de labeur (Eliza et Mathilde par exemple), que chaque phrase de Didier Blonde saura toucher : "Méthode policière. Je suis un détective de la mémoire" (p.52). J'ai rarement lu de passages aussi justes et poignants sur la vacuité de la recherche, sur la découverte désolante d'un immeuble enfoui sous une construction moderne (dont Proust et Modiano parlent si bien aussi). Il décrit remarquablement bien comment l'enquêteur, qu'il soit écrivain, historien ou journaliste, se raccroche péniblement aux états civils et autres reliques administratives pour tenter de récupérer ce qu'on peut d'un passé qui de toutes manières nous échappera, parce que c'est sa vocation. Et comme dans la plupart des oeuvres de Modiano, ce sont les bottins et adresses caduques qui ont le dernier mot.

Son enquête est aussi un prétexte à parler de la littérature, de l'objet-livre  et de ce qu'il renferme : "Chaque livre est un lettre adressée poste restante. Il referme un nom codé, une phrase secrète, un message crypté, destiné à être déchiffré par une seule personne" (p. 64). Je suis totalement enthousiasmée par l'idée que chaque livre contienne une bouteille à la mer destinée à une personne qui ne le lira peut-être même pas.

Je lance d'ailleurs un message personnel à Lux l'insulaire: pour Noël, je veux bien avoir L'Inconnue de la Seine de cet auteur au pied du sapin...(de ce qu'il en dit, j'y ai senti une accointance avec les noyées de la Seine chez Aurélien).

Je remercie du fond du coeur le parrain (musique de Nino Rota) pour la justesse de son cadeau et sa fidélité aussi discrète qu'indéfectible (c'est pas comme ça que je vais arrêter de me comporter en sale gamine trop gâtée mais bon). Et j'ai le grand plaisir de partager avec lui cette lecture commune enthousiasmante.

Ce billet est une participation au challenge A Tous Prix  d'Aspho la délicieuse, car en plus, les jurés des prix divers ayant une goût extrêmement sûr cette année, Leïlah Mahi 1932 a obtenu le prix Renaudot de l'essai, et c'est amplement mérité. 

lundi 2 novembre 2015

Les pépites de la Toussaint 2015

Alors, alors, mais qu'en est-il des livres préférés de mes blogueurs préférés en ce lendemain de Toussaint?  Contrairement à l'an dernier où les poids lourds de la rentrée n'avaient pas spécialement enthousiasmé la Toile, cette fois-ci, il s'agit des pépites attendues et controversées, qui n'ont pas fini de nous faire débattre plus ou moins vertement derrière nos écrans (ouh là, la clique on se calme).

Elles étaient un certain nombre à l'attendre comme le Messie, j'ai nommé Sorj Chalandon et son Profession du père chez Grasset, encensé dès sa sortie par son fan club de blogueuses (sobrement désignées sur la Toile par "gang des sorjettes"). Inutile de rappeler que dans cet opus, Chalandon nous parle de l'histoire d'un petit garçon et de son père globalement instable et sans doute violent, inutile également de rappeler que Chalandon a lui-même reconnu l'origine largement autobiographique de ce roman. 

C'est la chef du gang, Enna, qui ouvre la marche : "un roman très riche et complexe sur la maltraitance, sur la maladie mentale, sur le déni, sur l'amour d'un enfant pour ses parents coûte que coûte, sur la résilience aussi. C'est un roman sur un homme qui a construit sa vie sur un champs de bataille". Elle est suivie de son bras armé, Marjo, qui, sans rien cacher du côté un peu auto-fictionnel du roman (qui pourrait me faire fuir), parle du talent de l'auteur qui "une nouvelle fois, avec beaucoup de pudeur, de force et de sensibilité,  puise au plus profond des relations humaines et familiales. Son écriture est toujours aussi percutante, à la fois simple mais bouleversante dans ses phrases minimalistes et épurées." Elles sont toutes les deux rejointes par Fleur, guetteur du gang, qui salue également "un roman d'une très grande force et d'une très grande intensité dramatique. Certaines scènes sont extrêmement saisissantes par la simplicité avec laquelle elles sont décrites et par leur cruauté". Chalandon se maintiendra-t-il avec l'arrivée de nouvelles sorjettes ou bien va-t-il s'essouffler avant Noël ? Mystère, mystère...

C'est un autre roman très attendu de la rentrée qui surgit dans le non-challenge, attendu parce que l'auteur dort avec un célèbre animateur-à-la-mèche et surtout parce que son précédent opus en avait bouleversé plus d'un(e) (moi comprise, c'est dire). C'est Bénédicte qui nous livre le premier billet-pépite sur D'après une histoire vraie de Delphine de Vigan chez Lattès. Je n'insulterai aucun de mes lecteurs de blog en rappelant que la romancière a priori se met  en scène dans ce titre en intégrant un nouveau personnage, son amie L. Si je ne peux taire le fait que ma clique (une bande de non blogueuses ou ex-blogueuses qui feraient bien de rouvrir leur site) a crié et crie encore au scandale au sujet de ce livre, en bonne organisatrice de ce non-challenge, je citerai Benedicte qui nous parle d'"un roman ambitieux, dense, aux frontières floues entre l’autofiction, l’exofiction et le roman à suspense. Un mélange des genres réussi d’autant plus essentiel qu’il aborde en filigrane la création littéraire, l’auteur et ses doubles et le pacte de lecture avec son lecteur. Etes-vous prêts à remettre en question vos certitudes?". Moi je suis prête et je serais ravie d'être en désaccord avec mes copines. 

Sans surprise non plus, La Septième fonction du langage de Laurent Binet chez Grasset a trouvé ses premiers fans , il est déjà prix Fnac et encore sur pas mal de listes  de prix et de listes tout court (comme la mienne). Au même moment, surgissent ses premiers détracteurs - dont on regrette encore une fois qu'il n'y ait plus de blog pour expliquer leur déception #JdcJdr. Mais, c'est encore la très enthousiaste Bénédicte qui se réjouit de ce roman foutraque qui "enquête" sur la mort de Roland Barthes. Elle nous promet que "le glissement de ces figures de la French theory vers des personnages de roman s’opère avec aplomb et délicatesse. Un roman à l’audace maline et à l’intelligence comique." M'est avis qu'elle ne devrait pas rester toute seule dans son enthousiasme...

C'est avec plaisir que le premier roman anglophone fait son entrée dans le non-challenge avec L'Oiseau du bon Dieu de James McBride chez Gallmeister. Sa prestation en avait enthousiasmé plus d'un à La Grande Librairie, et ce n'est pas le billet de Fleur qui dira le contraire. On savait déjà que c'était l'histoire d'un petit garçon noir qui se fait passer pour une fille, mais c'est aussi et surtout le portrait du "tuteur"  de l'enfant, un blanc abolitionniste qu'on observe par les yeux d'un enfant noir: "Cela donne une histoire extrêmement drôle, truculente et savoureuse. Brown apparaît ainsi à la fois comme un héros du fait de son engagement philosophique et militaire pour l'abolitionnisme mais il apparaît également comme un parfait fanatique religieux. James McBride réussit parfaitement à raconter la complexité de cet homme incroyable et il arrive à écrire cette histoire très sérieuse et triste avec énormément d'humour. "Visiblement, il n'y a pas qu'au saxophone que McBride excelle.

C'est également avec un grand plaisir que le Mathias Enard et son Boussole chez Actes Sud fait sa rentrée dans ce non-challenge, avec Mina, l'incontournable et délicieuse marquise belge, qui ne cache rien du contenu érudit de ce roman pour mieux en vanter la beauté. On sait que c'est l'histoire d'un musicologue au seuil de sa vie qui revient sur ses souvenirs et ses passions orientales, on sait aussi que chez Enard il y a du fond mais pas que, et on salue la très belle conclusion de Mina:  "s’il n’est selon moi pas nécessaire de disposer de connaissances approfondies des disciplines abordées pour apprécier ce roman, il faut accepter de suivre Mathias Enard sur ce terrain de l’érudition, sans s’attendre à ce qu’il nous prenne par la main ; sa démarche n’est ni hermétique ni pédagogique ou de vulgarisation. Pour moi, ce fut une lecture passionnante, exigeante et délicieusement foisonnante." Encore présent dans le dernier carré du Goncourt, Enard n'a pas fini de faire des adeptes tout en faisant en fuir d'autres. Je me permets de noter qu'au Masque, un chroniqueur a parlé d'un roman magistral et peut-être qu'il fait partie de ceux qui se méritent ("serai-je à la hauteur ?" reste donc la question d'actualité).

Enfin, et c'est aussi l'un des plaisirs de ce non-challenge que de voir surgir des titres plus confidentiels , moins médiatisés, sur aucune liste de prix ni invités chez Busnel mais qui ont su trouver leurs lecteurs. Je finirai donc ce point avec Les maîtres du printemps d'Isabelle Stibbe chez Serge Safran Editeur, dont je rappellerai qu'il nous transporte dans les usines sidérurgiques menacées en brossant des portraits de personnages à la fois au coeur de la lutte et à la charnière d'un monde qui change. C'est avec un grand plaisir que j'accueille la Petite Balabolka qui nous livre sa première pépite : "C'est avec une très belle qualité d'écriture qu'Isabelle Stibbe rend compte de l'âpreté de cette lutte et des enjeux humains qui lui sont attachés. Le vocabulaire est juste, pertinent, riche ; le style s'autorise quelques envolées lyriques ou musclées mais toujours bien dosées." Stibbe n'avait pas laissé les blogueurs insensibles avec son Bérénice, attendons de voir la route que fera ce nouvel opus. 




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Des Livres et des Blogs

Bénédicte (bibliothécaire d'entre les lignes)
Enna (qui lit mais pas que, qui fait des marathons aussi et dirige d'une main de fer le gang des sorjettes)
Fleur (des élucubrations)
 Marjo (binômette un jour, binômette toujours)
Mina (en direct de son salon littéraire raffiné et mystérieux)
 Petite Balabolka