Pages

lundi 21 août 2023

Les enfants sont rois-Delphine de Vigan

Que dénonce Delphine de Vigan dans Les Enfants sont rois ?

Les Enfants sont rois, c'est l'histoire d'une famille française d'influenceurs, dont la petite fille Kimmy s'évapore subitement. La moitié du livre est consacrée à l'enquête sur sa disparition, l'autre partie à ce que chacun des protagonistes est devenu 10 ans plus tard (dans le futur donc). Même si le roman se lit vite et sans déplaisir, c'est une déception.

Les enfants sont rois- D. de Vigan

L'histoire : l'introuvable subtilité 

Force est de constater que Delphine de Vigan a choisi le versant évident des Réseaux Sociaux. On sent qu'elle s'est beaucoup documentée, mais essentiellement chez les Américains. Du coup, le trait est vraiment grossier. La famille d'influenceurs en question est une vaste blague : les enfants sont mis en scène quotidiennement pour vendre des produits Nike et Disney, pour tourner des vidéos Youtube, pour déballer des paquets, faire semblant d'acheter des produits et... Tout est excessif et raconté à base de filtres, de paillettes, de surconsommation, d'abondance d'objets et de "bisous d'étoiles". Ces comptes existent bien sûr, mais ce qu'elle dénonce est tellement évident. Pas besoin d'un doctorat de pédo-psychiatrie pour deviner qu'aucun enfant ne peut s'épanouir ni se construire comme cela. Enfoncement d'une porte ouverte. 

"Mélanie avait attendu d'avoir dépassé les 20 000 abonnés pour introduire les premiers déballages de jouets : œufs surprises, sucette Chupa Chups et pâte à modeler Play Doh" (p.118)

Les personnages : entre caricature et indigence

Les gros poncifs que Vigan balance à ses lecteurs correspondent à ce que chacun imagine des RS. 

 Mélanie : le portrait-robot de l'influenceuse

Mélanie, la mère et personnage principal du livre, prend racine en 2001 pendant le Loft. OK. Bien sûr elle devient une fan de téléréalité, évidemment ses enfants portent des prénoms américains, elle est inculte, fade, souffre du manque d'amour de sa mère et jalouse sa sœur. Par voie de conséquence, comme toute femme nolife, elle adore les like, les followers, les émoticônes. Bref, 20 ans après le Loft, elle utilise ses enfants pour soigner son ego blessé. Même quand Mélanie pense, cela manque de substance. 

Clara : l'archétype du "sans réseau social"

On retrouve les mêmes facilités sur la policière qui enquête sur la disparition de Kimmy. Clara est une belle âme seule, fille unique d'un couple d'alter mondialistes, élevée sans écran, avec des valeurs humaines indéboulonnable et un esprit critique affuté. Clara ne peut s'engager avec personne tellement le monde est laid et qu'elle est pure. On comprend bien que Clara et Mélanie sont des deux faces d'une génération née dans les années 80'.

Le malentendu entre Vigan et moi

Je m'attendais à toute autre chose. Je pensais que Vigan aurait choisi d'autres profils, plus ambigus, plus délétères, plus romanesques. Car les compte famille intéressants sont ceux qui frôlent la perfection. Les grands pourvoyeurs d'éducation bienveillante, de calme et volupté conjugale. Je m'attendais à ces mères qui ne vieillissent pas, qui stimulent remarquablement leurs enfants, qui cuisinent healthy. Ces comptes élégants avec des enfants impeccables en toutes circonstances, qui savent lire à 4 ans et trient leurs déchets à 5. Ces comptes qui font de la publicité haut de gamme pour vêtement de luxe, qui recommandent des adresses branchées pour les vacances, qui vendent des coachings éducatifs onéreux et donnent des codes promo pour des menus équilibrés livrés toute la semaine à domicile. Dans ces comptes là, on peut vraiment imaginer que les enfants sont heureux, stimulés, écoutés; et c'est là que je m'attendais à croiser Vigan.

La question c'était la monétisation que les bonnes mères de famille ont accepté contre l'image de leurs enfants. Il y avait tellement à faire, tellement à décortiquer, surtout pour Delphine de Vigan qui reste pour moi la romancière des ambiguïtés et de l'envers des choses.

Bref ma lecture partait sur un quiproquo (comme il y a 10 ans avec Petersen, mais exactement pour les raisons inverses)

Les enfants : les vrais "rois" du roman de Vigan

Évidemment, cela reste un un roman qui se dévore avec des passages très intéressants et une fin réussie. L'idée d'imaginer ce que peuvent devenir ces enfants-publicitaires dans un avenir proche est tout à fait intéressante. L'analyse psychologique de l'engrenage de l'engagement est convaincante : la soif d'être vue, l'épuisement d'être scrutée. Le coup du papillon final c'est vraiment pas mal. La boucle avec the Truman Show, c'est propre, c'est bien fait. Le personnage de Sammy (le frère) est intéressant, même si c'est resté dans le domaine de l'ébauche. La relation entre le frère et la sœur est émouvante : le rôle de chacun, la question de la liberté, de l'individu qu'on peut ou pas devenir. La folie qui rode, l'abandon de soi qui s'impose.

"Mais Big Brother n'avait pas eu besoin de s'imposer. Big Brother avait été accueilli les bras ouverts et le cœur affamé de likes, et chacun avait accepté d'être son propre bourreau. Les frontières de l'intime s'étaient déplacés". (p. 236)

Bref, Vigan a remarquablement théorisé l'impact des Réseaux Sociaux, mais force est de constater qu'elle n'a pas su en faire une histoire à la hauteur du talent qu'elle a. De cette romancière, je m'attendais à un roman à la lisière des choses. Je me suis même demandée si Gallimard lui avait fait une commande. Quelque chose comme "il faudrait un roman sur les ravages des RS surtout avec la loi qui va passer sur l'exposition des enfants, tu te sens pas de faire quelque chose là dessus ?".  

Pour le coup, c'est compliqué d'écrire sur ce qu'on ne connait pas.

Les Réseaux Sociaux: lot de consolation des gueux en quête de reconnaissance

Et si Vigan rate à ce point (selon moi hein), c'est parce que les RS, c'est pour les gueux et qu'elle n'en fait pas partie. Ce qu'elle a besoin de raconter de sa vie est rendu visible par son éditeur ; alors que les chaînes et comptes divers ont été inventés pour les gens qui ne passent pas à la télévision, qui n'ont aucune reconnaissance publique et qui sont coincés dans leur statut de lambda. Sur les RS, les randoms parlent aux randoms et que c'est pour cela que ça marche (je parle de nous les amis !!). Quand on est née du côté des notables, des intellectuels, de ceux qui font les choses et qu'on écoute et qui sont visibles, on ne peut pas bien saisir le mécanisme, ni le vertige de la visibilité.

Pour comprendre la zone grise, peut-être faut-il avoir un pied dedans.

Le roman sur les Réseaux Sociaux : un pari impossible ?

J'attends le roman qui décortiquera les choses. J'attends le romancier qui saura parler de cela, même si je doute qu'il existe, car je ne pense pas que ce soit tout à fait compatible d'être à la fois un écrivain et un grand consommateur de Réseaux. J'attends finalement l'auteur qui saura parler de ma génération.

Vigan démarre son histoire en 2001 avec Loft Story, et c'était très prometteur pour moi. Je me souviens de l'Homme et moi, avachis devant notre télé, à la fois circonspects et fascinés d'être devenus des voyeurs autorisés. La vacuité érigée au rang de spectacle. Des gens de notre âge acceptaient d'être observés comme des animaux dans un zoo. 

Il parait que l'été 2001 est l'instant où le monde a basculé. C'est indéniable. Le 5 juillet, les finalistes du Loft sortaient de leur expérience sous les caméras et hourras d'une foule hystérique ; le 11 septembre toutes les télévisions du monde retransmettaient l'attaque des Twins Towers. Avoir la vingtaine en 2001, c'était assister sans le savoir à la fin d'un monde. 

Bref, j'en attendais vraiment trop.

Delphine de Vigan, Les Enfants sont rois, 2021 (Gallimard), folio, 2022, 364 p.

lundi 14 août 2023

Rosa Candida-Audur Ava Ólafsdóttir

 Rosa Candida, l'étrange petit roman qui aide à supporter le fracas du monde

"Comme je vais quitter le pays et qu'il est difficile de dire quand je reviendrai, mon vieux père de 77 ans veut rendre notre dernier repas mémorable" (incipit).

Couverture Rosa Candida
Rosa Candida c'est l'histoire d'un jeune homme de 22 ans qui quitte l'Islande (où rien ne pousse), pour rejoindre un monastère étranger qui abrite ce qui fut la plus belle roseraie du monde. Dans son périple, il transporte des boutures de rosa candida, une rose à 8 pétales. C'est une bien étrange aventure que celle dans laquelle se lance Arnljótur pour vivre sa passion : faire pousser des végétaux. Et finalement, cet étrange petit roman permet de se réconcilier avec l'être humain, en ce temps d'actualité fracassante.

Une histoire de famille

Rosa Candida c'est 77 chapitres (oui oui comme l'âge du père) qui raconte la famille. Pas vraiment la famille au sens traditionnel. La famille dont Arnljótur est issu, c'est un vieux père, un frère jumeau handicapé et le fantôme bienveillant de la défunte mère. Et puis il y a la famille qui pourrait exister, avec une petite fille de 9 mois, née par hasard d'une rencontre avec une jeune femme généticienne qui va et vient durant le livre. Rosa Candida raconte le lien familial, l'associe à la nourriture, au fait de faire à manger pour les autres. Il y a la question de recettes perdues et de celles qu'on invente. De tout cela, il en ressort énormément de douceur, de bienveillance. Pour certaines personnes, c'est thérapeutique ce genre d'ambiance.

Une sorte de roman d'apprentissage

Rosa Candida c'est aussi un roman d'apprentissage. Un jeune homme, pas encore tout à fait adulte, part à la découverte du monde. Avec même un petit côté road trip puisqu'une partie du livre se passe dans une voiture. Pendant tout le trajet vers le monastère, le héros couve ses boutures, transportées dans des bouteilles en plastiques, qu'il essaie de maintenir en vie envers en contre tout. On y trouve tous les ingrédients du roman d'initiation : les rencontres, les aléas, la question des corps. Sauf que c'est l'inverse de Balzac ou Flaubert. Il n'y a pas la découverte de la laideur du monde. Étonnamment, la cupidité, la méchanceté et le désenchantement sont absents de cette curieuse quête végétale.

Rosa Candida, Ólafsdóttir et le Christ

Ce n'est pas qu'il ne se passe rien de tragique dans cette histoire. Bien au contraire. Il y a deux accidents de voiture épouvantables, des wagons de solitude, des abandons et beaucoup de fantaisie. C'est juste qu'il n'y a pas de malveillance ni d'indignité. Arnljótur n'est pas Rastignac. Il ne perd pas ses illusions sur le monde et sur la vie ; il ne devient pas quelqu'un dévoré d'ambition. Le narrateur est un meilleur homme à la fin du livre qu'au début. Et tout au long de la seconde partie, on sent poindre quelque chose d'un peu christique et de vaguement non-violent. Il y a un prêtre cinéphile, un bébé thaumaturge, un jardin convalescent, un vitrail rassurant.

Rosa Candida doit se lire au bon moment (je sais que certains s'y sont ennuyés). C'est un livre chemin, un voyage à l'envers des codes, un roman d'apprentissage à rebours dans lequel on ne cherche pas à conquérir le monde mais plutôt à y trouver sa juste place. La première fois que j'avais lu Ólafsdóttir avec l'Exception, j'avais été charmée. C'est une romancière qui a une foi profonde en l'humain, et je me demande si ce n'est pas ce dont le monde manque en ce moment.

Audur Ava Ólafsdottir, Rosa Candida (2010)  Points, 2012, 333 p.

Traduction : Catherine Eyjólfsson