jeudi 30 juillet 2015

Ce sont des choses qui arrivent

Pauline Dreyfus, Ce sont des choses qui arrivent
Grasset, 2014, 229 p.

Qui se souvient du quatrième candidat du dernier carré du Goncourt ? Entre le très médiatique Foenkinos (qui depuis a eu le Goncourt des lycéens), le très courageux Kamel Daoud (qui depuis a eu le Goncourt du 1er roman), et le Salvayre (qui a eu le Goncourt tout court). On a un peu oublié Pauline Dreyfus dans tout cela, repartie injustement bredouille de cette effervescence médiatique. Mais c'était sans compter la blogosphère, qui pour une raison inconnue (oui parfois ça arrive) fait ressurgir son très beau roman in extremis avant le ras-de-marée de septembre. C'est grâce donc aux copinautes,  du Petit Carré Jaune très enthousiaste,  à Eimelle beaucoup plus mitigée, en passant par Delphine Olympe qui l'a aimé aussi), que je l'ai sorti de ma pile, certaine d'y trouver mon compte, et je ne me suis pas trompée. 


Je n'ai lu aucun des trois autres livres, mais pour moi Ce sont des choses qui arrivent avait vraiment l'étoffe d'un Goncourt: la qualité d'un propos, la beauté d'un style, l'originalité d'un point de vue, l'ancrage dans un patrimoine littéraire de qualité.

Ce sont des choses qui arrivent raconte la descente aux enfers de Natalie, duchesse de Sorrente (noblesse d'empire donc noblesse au rabais, il y a des passages formidables là dessus), née princesse de Lusignan,  entre le début et la fin de la deuxième guerre mondiale. On plonge donc dans cette communauté d'oisifs, titrés, nobles ou riches, qui tentent de survivre dans le monde de rationnement de l'Occupation. Le point d'orgue c'est la découverte d'un secret de famille (qu'on voir venir évidemment) dont Natalie ne se remettra pas.

C'est un livre peu sympathique comme je les aime (déjà le bandeau n'envoie pas le signal d'une romance qui finit bien, on en conviendra), c'est indéniablement un roman qui ne tire pas vers le feel good: attaquer le prologue sur des funérailles, en ce qui me concerne, c'est marquer des points et me prendre par la main (preuve, s'il en fallait une de mon extraordinaire joie de vivre). 

Ca commence chez moi, sur la côte d'Azur, dans ce qu'elle a de plus brillant et de plus vain, pendant ma période de prédilection, quand la Riviera n'était pas encore occupée et restait la villégiature des grands privilégiés de ce monde qui faisaient construire des villas splendides sur le front de mer.

"Les privations, légères encore, ne gâchaient la vie de personne. C'était donc ça la guerre ? Personne n'aurait cru que c'était si agréable" (p.25)

C'est dans ce décor qu'évolue notre Natalie à laquelle je me suis attachée parce qu'elle n'est que le produit de son milieu finalement: élevée pour l'oisiveté, la fête et les bulles, et qui se retrouve face à un questionnement existentiel qu'elle n'a pas été formée à comprendre ni à digérer parce que "ce sont des choses qui arrivent". Natalie c'est une fille volage, évaporée, infidèle et lascive ("Il y a mille façons d'être mère, il n'y en a qu'une seule de le devenir" p.36), égoïste, sans principe, ni dogme, ni réflexions préalables sur le monde, si ce n'est celui de faire ce que son milieu attend d'elle: briller et être joyeuse, même quand la France entière est occupée et que tout le pays est rationné.

Au coeur du livre, il est évidemment question de l'antisémitisme ordinaire des années 40, les juifs qu'on évitait avant guerre (sauf lorsqu'ils venaient, par un mariage, éponger les dettes des grandes familles désargentés), et auxquels on ne s'intéressent pas pendant l'occupation. Plus que l'antisémitisme, c'est bien d'indifférence dont il est question. Et bien sûr, ça gratte, ça coince, mais c'est une réalité, la grande majorité des Français avait un autre problème que celui de savoir ce qu'on faisait des juifs après les avoir arrêtés. Et c'est bien cela qui dérange dans ce roman, cette indifférence assez totale (que nos livres scolaires d'histoire ont quelque peu éludé). C'est cela que l'héroïne Natalie  ne parvient pas à dépasser (pour des raisons que je préfère ne pas dire ici pour ne pas déflorer le cours du roman).


On a reproché à Dreyfus que ses personnages ne soient pas attachants, mais en temps de guerre, quand on ne mange pas à sa faim, on est rarement attachant par principe. Il n'y a que dans les sagas romanesques que surgissent à foison des personnages flamboyants. Dans la vraie vie, ils sont rares et ils faut les chercher. Mais il n'empêche que l'arrière-plan des personnages est remarquable, avec ce pauvre duc de Sorrente (qui n'a rien fait dans sa vie qu'hériter d'une particule) qui rassemble toute la médiocrité de l'humain: "ce grand gaillard doté de beaucoup de certitudes mais de peu d'esprit" (p.36) : la couardise étant son premier trait de caractère, aussi vain que moyen, sans méchanceté ni grandeur d'âme. J'ai adoré le détester ce mari.

Mais il y a des personnages merveilleux et fugaces, certes essentiellement féminins: Marie Mahl est aussi flamboyante qu'éphémère, Charlotte, la fille de Natalie et Elisabteh, sa mère, composent un remarquable jeu de miroirs avec une enfant qui pose  des questions dont Natalie ne supporte pas les réponses, et le délicieux fantôme de la mère qui la met face à sa propre situation.

On trouve l'ombre d'une Ginette ou d'une Madeleine qui incarnent ce qui sera englouti par la cruauté et l'indifférence des hommes. Tous passent furtivement, on ne s'y attarde pas parce que ce n'est pas le sujet. Le sujet c'est ce qu'il reste de Natalie après cette guerre: absolument rien.

Ce qui tue Natalie, ce n'est pas la morphine ou le secret de famille, c'est ce que ce secret lui fait découvrir du genre humain.

Et puis, il y a (et ça c'est le petit bonus) un sous-texte de grande qualité, un Marcel Proust qui surgit de temps à autre dans le roman, histoire de dire sans forcer qu'on parle bien de la société qu'il a décrite trente ans plus tôt. (j'y ai vu un signal personnel, j'ai donc attaqué la Recherche hier soir)...On y croise aussi Gérard Philippe le merveilleux ou Cocteau l'ambigu...

Bref, un texte complet, fort, un style masculin (c'est un compliment pour moi) avec des phrases précises, des formules efficaces, des tournures intelligentes, aucun gaspillage de mots et tout est dit pourtant car "Point trop n'en faut". C'est un livre qui pourrait se relire plusieurs fois tant il est travaillé, tant les imbrications de situations sont bien trouvées, un livre qui je garde au chaud pour mes filles, qui le liront le temps venu.

Fournisseur de ce billet: ma Mirabette adorée qui me l'a offert à Noël, un peu par hasard et beaucoup par tendresse. Qu'elle en soit remerciée (parfois ça tient à rien un coup de coeur).

54 commentaires:

  1. Je le note, tu m'as vraiment donné envie de le lire! Espérons qu'il sera à la bibliothèque à mon prochain passage ;-)
    Plein de bises, et bonne semaine

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    1. C'est vraiment bizarre de répondre 3 semaines après...puisque je sais qu'entre temps tu l'as trouvé ;-)
      Des bises ma courageuse Féli...

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  2. ...et après celui-là (que je n'ai pas lu donc je nen pense aucun mal) "Suite française " de Némirowsky semble s'imposer pour toi ;-)
    Yes, ça y est, tu t'es lancée avec le petit Marcel ! attention le début n'est pas le plus facile (cent premières pages)

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    1. ah y est, j'ai chopé Suite Française à Monop en allant acheter le cartable de NUmérobis....il est en projet, mais j'ai attaqué Marcel et du coup tout le reste est plus ou moins en suspens....

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  3. un peu par hasard, beaucoup par tendresse et aussi énormément d'affection...
    c'etait celui là ou 'la femme parfaite est une connasse" (que je te recommande aussi par ailleurs ^^)

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    1. Ecoute, pourquoi pas pour la femme parfaite .... ;-) c'est tellement nous, c'est normal qu'on fasse des envieuses. Merci encore ma belle...

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  4. Eh bien vois-tu, je n'en avais jamais entendu parler, mais ton billet donne sacrément envie !

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    1. Ce livre a été assez injustement passé sous silence la rentrée dernière finalement....

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  5. je crois vraiment qu'il faudrait que je le relise dans un moment!

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    1. Je peux aussi comprendre qu'on l'ait trouvé froid tu sais ;-)

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  6. Je ne m'attarde pas sur ton billet, puisque je vais le lire prochainement. J'y reviendrai lorsque ce sera fait.

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    1. Et entre temps tu m'as carrément devancé dans ta découverte de Dreyfus Aifelle...et je m'en réjouis. Je me fais déjà une joie de découvrir Immortel.....

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  7. A la bibli, il ne m'attirait pas, mais maintenant, si!
    Tu as commencé avec Marcel? Argh! Non, il ne faut pas 100 pages pour s'y caler, juste 20 ou 30... Tu vas te régaler... Et va jusqu'au bout (OK, en plusieurs années s'il le faut) car c'est là que ça s'éclaire...

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    1. Oui j'ai lu le premier tome, il m'a fallu une vingtaine de pages effectivement, mais ensuite ça m'a beaucoup parlé.
      Bien sûr que je compte aller jusqu'au bout.

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    1. C'est étonnant mine de rien, quand tu vois la lumière qui est faite sur des ouvrages de bien moins bonne qualité....

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  9. Noté et renoté ! Il sortira bien en poche un jour...! ;-)

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    1. Pas certain, son précédent ne l'est toujours pas.

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  10. Je n'en avais jamais entendu parler non plus mais le "style masculin" n'est pas pour me déplaire. Au diable, le sucré : que ça râpe, que ça gratouille ! Ça fait du bien !

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  11. Je me le note car ton avis donne vraiment envie de se pencher sur ce roman.

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    1. Oui vraiment, il le mérite, et j'ai adoré le style, c'est un style qui me parle....

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  12. J'adore ton extraordinaire joie de vivre. C'est elle qui donne encore plus de saveur à ta critique. Et encore un livre à mettre sur ma table de chevet.

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    1. oh tu sais c'est tout moi la bout-en-train-attitude....oui je pense que tu l'apprécierais....

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  13. Un secret de famille chez les oisifs, franchement, ça me fait fuir. Mais tu est rarement aussi enthousiaste alors forcément ça fait pencher la balance...

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    1. C'est vraiment bien, c'est juste et très lucide et un peu cruel aussi ce qui ne gâche rien....

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  14. Pas de coup de cœur pour moi, même si j'ai passé un bon moment de lecture

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  15. Une fois de plus, je suis à genoux et je note ce livre et je l'ai retenu à la bibliothèque

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    1. Là je t'assure Zazy c'est trop, pas à genoux ;-), j'ai hate d'avoir ton retour en espérant que tu ne seras pas déçue...

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  16. Franchement , ce titre .... Typiquement le titre qui te rentre dans une oreille pour ressortir par l'autre ! Ça fait "cheap" , pas étonnant que ça n'ait pas accroché ( rhaa, mais que font les éditeurs ;-/ )

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    1. Ah bon tu trouves ? Rho moi j'aime bien, et je te jure c'est raccord avec le contenu...je pense que c'est plus parce qu'elle était face à de phénomènes littéraires: Foenkinos grand chouchou de la télé, Kamel Daoud qui s'était attaqué à un monument avec beaucoup de courage, et Lydie Salvayre qui évoquait un sujet plus vendeur que Dreyfus (et un peu autofictionnel, ce qu'adore les critiques actuelles)...voilà voilà....

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  17. Bon moi je contourne quasi toujours les prix Goncourt (plus inconsciemment que volontairement) donc je ne me suis pas trop attardée sur ce livre mais boudiou qu'est-ce que tu en parles bien ! Me voilà tentée !

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    1. IL ne l'a pas eu a girl, ce roman faisait partie du dernier carré (je trouve qu'une fois sur deux on a de très bonnes surprises avec le Goncourt, ne me dis pas que tu n'as pas aimé le Lemaître ?)

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  18. Ben , presque je l'aurais noté, mais déjà j'ai tiqué avec les personnages pas attachants. C'est le job de l'écrivain de rendre les personnages attachants, fussent-ils des monstres.
    Et puis le style masculin, je crois que je vais du coup ne pas le noter, et pourtant ta chronique est belle...quel talent !!

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    1. Oui c'est sûr que c'est l'anti romantisme (qui rend les personnages même sombres assez attachants) moi je te le dis, je m'y suis attachée mais ça reste indubitablement un roman froid (c'est sans doute pour ça qu'il m'a plu d'ailleurs), épuré dans le style et acéré dans le propos.
      Des bises MTG.

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  19. Demain, je vais mon "marché" à la médiathèque avant sa fermeture estivale. Je le rajoute à la liste de mes "denrées" indispensables pour le mois d'août ;-) !

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  20. Oh ! Ce roman m'a l'air super ! De toutes façons mieux que le bouquin de Foenkinos... je le note, merci Galéa !

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    1. Foenkinos aime la tv qui le lui rend bien tu sais...un écrivain ne peut pas lutter contre ça....(c'était ma minute de méchanceté gratuite)

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  21. Waouh ! En effet, tu as aimé ! Si je ne l'avais déjà lu, je me jetterais dessus, tant tu donnes envie ;-)

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  22. La "Recherche..." je me suis fait l'intégrale... tiens, j'ai oublié : il y a deux ans ? trois ans ? j'aurais presque été tentée de m'y replonger une nouvelle fois, mais il faut d'abord que je me sorte du "Pendule de Foucault", de la "Montagne sacrée" et du "Testament français", mes romans en cours (voui, tous très récents, comme tu peux le constater... je suis toujours autant au top de l'actualité littéraire) (un jour, peut-être, je lirai un roman presque en même temps que tout le monde)(ou pas).

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    1. La littérature n'est pas périssable, donc on lit quand on veut....Lire Proust un siècle après sa sortie, je trouve ça classe en fait...(bien plus que certaines soupes - pas toutes- qu'on va nous vendre avec la rentrée....)

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  23. Je ne suis pas certaine que ce roman m'aurait attirée, mais tu me rends curieuse, c'est touchant ce que tu dis en dis donc je le note (et par chance mon petit carnet wish list a déjà été déballé, alors que je ne retrouve pas celui où je note mes avis de lecture ...)

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    1. Oh ma Tiph, mais ça y est tu dois en voir le bout de ce sacré déménagement ;-)

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  24. J'avais totalement oublié ce roman et tu as raison de dire que les médias sont bien cruels en temps de rentrée littéraire. Ton enthousiasme me donne envie de le découvrir, je vais le noter dans un coin de ma tête en attendant une baisse de PAL définitive (si, si ça va arriver !).

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  25. J'avoue, cette époque n'est pas ma préférée mais tu me tentes beaucoup avec cette lecture pour tous les autres éléments évoqués. Je le note! Bises

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    1. Il vaut le coup vraiment, il a un ton ce livre, un ton rare....

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  26. Je l'avais vu chez mon libraire, mais avec toute ma pile de livres à la maison, ces derniers temps, je suis peu l'actualité (à part le Chalandon et le Jaenada qui sortent la semaine prochaine, je ne suis au courant de rien) et je me concentre à faire baisser ma PAL (qui est d'une hauteur vertigineuse) plutôt qu'à acheter de nouveaux livres. Mais ton avis me donne envie de me laisser tenter :D (ça va pas arranger mes affaires tout ça ;p

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    1. Disons que si tu le croises, tu seras contente, il est court et se lit vite. grosses bises ma binômette....

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  27. Je ne connaissais pas du tout ce livre mais suite à ta chronique je me dis "Il faut que je le lise ! " :)

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    1. Bienvenue ici Camilla, et merci de ton enthousiasme ;-) je file découvrir ton blog.

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